Mediator. Ce médicament controversé est à la source, en France, d'un scandale retentissant qu'on compare déjà à celui du sang contaminé. Les autorités françaises ont tardé à le retirer du marché. Des centaines de patients seraient morts en raison des ratés du système national de surveillance des médicaments et de ses liens trop étroits avec l'industrie. Notre correspondant, Marc Thibodeau, fait le point.

À l'approche de la cinquantaine, la femme de José Duquenoy n'est plus que l'ombre d'elle-même, gravement affectée par une maladie, l'hypertension artérielle pulmonaire (HATP), qui menace de l'emporter.

«Il faut que je l'habille, que je l'aide à aller aux toilettes. Et maintenant, quand on sort, il faut le fauteuil roulant... Quand elle essaie de s'habiller elle-même, elle est couverte de sueur. Ce n'est pas évident de se retrouver comme ça à son âge», relate ce résidant de Calais, dans le nord de la France.

Pendant longtemps, le couple ne savait pas trop qui blâmer pour la situation, jusqu'à ce qu'éclate le scandale du Mediator, produit que Mme Duquenoy a utilisé pendant près de six ans.

«Un expert venu de Lille nous a confirmé que le Mediator était en cause», relate M. Duquenoy, qui a créé en début d'année une association d'aide aux victimes qui ne cesse de prendre de l'ampleur.

«Tous les jours, on reçoit de nouveaux appels. On a officiellement plus de 600 dossiers et 150 autres sont en attente d'informations», souligne M. Duquenoy, qui espère connaître un jour la «vérité» sur le produit et les causes de son utilisation prolongée en France.

Bien qu'il était destiné officiellement aux patients diabétiques en surpoids, il a longtemps servi de coupe-faim à des personnes souhaitant simplement perdre du poids. Des millions de personnes l'ont utilisé depuis son introduction en 1976 jusqu'à son retrait en 2009, à la suite d'études démontrant qu'il peut causer des problèmes cardiaques ainsi que l'HTAP.

Plusieurs associations de victimes présumées du Mediator, comme celle de M. Duquenoy, se sont formées dans tout le pays depuis que le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, a lancé publiquement l'alarme à la fin de 2010 contre ce produit des Laboratoires Servier, géant pharmaceutique français.

Engouffré dans la controverse dès son arrivée en poste, le ministre a invité publiquement tous les patients qui ont été traités avec le produit à s'adresser à leur médecin pour recevoir un suivi approprié et détecter d'éventuelles lésions.

Il a parallèlement entrepris de revoir en profondeur les mécanismes existants en matière d'approbation et de surveillance de médicaments avec un projet de loi débattu cette semaine à l'Assemblée nationale.

L'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), écorchée par le scandale, a annoncé la mise sous surveillance d'une liste importante de médicaments et a mis à l'écart plusieurs produits jugés trop dangereux ou trop peu efficaces.

»Erin Brockovich française»

Pour répondre aux plaintes des groupes de victimes, les autorités judiciaires ont lancé une enquête qui a abouti récemment à la mise en examen de l'entreprise et de son fondateur, Jacques Servier, pour «tromperie sur la qualité substantielle avec mise en danger pour l'homme».

Ce zèle tous azimuts contraste fortement avec l'attitude tolérante affichée pendant des années par les autorités sanitaires envers le Médiator, relève Irène Frachon.

Cette pneumologue de 48 ans, qui pratique à Brest, en Bretagne, est parfois présentée par les médias du pays comme la «Erin Brockovich française» en référence à cette militante écologiste californienne qui avait réussi à faire éclater une affaire d'eau contaminée.

Elle a joué un rôle-clé en démontrant que le Mediator pouvait avoir les mêmes effets secondaires dramatiques qu'un autre médicament des Laboratoires Servier, l'Isoméride, interdit dans le pays dans les années 90.

L'impulsion lui est venue au milieu des années 2000 à la lecture d'un article de la revue Prescrire, chapeautée par une association à but non lucratif. Ses rédacteurs appelaient au retrait du produit en raison de ses liens étroits avec l'Isoméride, qui a été commercialisé quelques années aux États-Unis et au Canada sous le nom de Redux, générant un immense scandale.

Mme Frachon a dû éplucher les banques de données et solliciter l'aide de plusieurs collègues dans tout le pays pour étayer ses soupçons et en arriver à produire des publications scientifiques concluantes.

Malgré l'accumulation de preuves, il lui faudra près d'une demi-douzaine de rencontres à l'AFSSAPS pour enfin obtenir l'interdiction du produit, défendu bec et ongle par les représentants de Servier.

L'entreprise, relate-t-elle, a tenté de peser par tous les moyens possibles sur le processus décisionnel, ce qui a mis en relief l'importance de ses relais au sein de l'agence chargée de l'évaluation des médicaments.

Sentiment d'impunité

Ce n'est qu'avec la publication par les médias à l'automne 2010 d'une étude de la Caisse nationale d'assurance-maladie évoquant le fait que le produit aurait causé des centaines de morts et des milliers d'hospitalisations que l'affaire a véritablement éclaté au grand jour.

«Ça fait 40 ans que ça dure. Jacques Servier lui-même a écrit qu'il a constamment intrigué, c'est son mot, pour faire la promotion de ses produits», souligne la pneumologue, qui ne s'étonne pas outre mesure de l'attitude de l'entreprise depuis l'éclatement du scandale.

Le fondateur des Laboratoires Servier, décoré de la Légion d'honneur par le président français Nicolas Sarkozy il y a quelques années, a déclaré initialement que la controverse pouvait être une manipulation visant à embarrasser le chef de l'État. Il nie les effets dramatiques imputés au Mediator.

«Ils font un bras d'honneur au Sénat, à l'Assemblée nationale, aux ministres, aux journalistes. C'est absolument incroyable. Et ça démontre l'ampleur du sentiment d'impunité qui les habitent», note Mme Frachon, qui serait ravie de voir Jacques Servier purger une peine de prison pour ses actes de «pharmacodélinquance».

«Honnêtement, c'est tout ce qu'il mérite», dit-elle.