La mosquée, un temple consacré aux hommes dans lequel les femmes tiennent une place de second rang? C'est que vous n'avez pas visité la mosquée Sakarin à Istanbul, première au monde à avoir été conçue par une femme.

Si ce n'était du minaret qui marque clairement la fonction de l'édifice, la mosquée Sakarin, située dans un cimetière d'Usküdar, un des quartiers asiatiques d'Istanbul, pourrait avoir l'air d'un planétarium avec sa forme arrondie. En entrant dans ce nouveau lieu de culte, les doutes s'estompent. Sur deux choses.

Avec son mihrab qui indique la direction de la Mecque et ses sourates du Coran gravées tout autour de la coupole, on a vite la confirmation que nous sommes dans un lieu de recueillement musulman. Et quand le mihrab en question, tout en rondeur et en dorure, nous fait penser à certaines oeuvres de Coco Chanel et qu'au-dessus de nos têtes s'élève un dôme rose Kennedy, on se dit que seulement la main d'une femme peut avoir créé ce décor hors norme.

Designer d'intérieur ayant laissé sa marque dans maints hôtels, bars et restaurants de la métropole turque, mais aussi dans les demeures des riches et célèbres d'Europe, d'Inde ou des pays arabes, Zeynep Fadillioglu est la conceptrice de la 1001e mosquée d'Istanbul.

L'architecture originale de l'édifice avait été confiée à un homme, mais à la demande de la famille qui voulait ériger la mosquée, Mme Fadillioglu s'est plus tard approprié les plans, les a repensés et a conçu tous les éléments de la décoration. Du coup, elle est devenue la première femme au monde à laisser sa signature sur un lieu de culte musulman.

Un projet délicat

Assise dans le salon de son domicile, une villa gigantesque qui ressemble à la caverne d'Ali Baba, l'élégante grande blonde, dont le visage ne trahit pas l'âge, retient encore ses larmes quand on lui parle de ce projet qui lui a été confié il y a plus de cinq ans. «Je suis trop sentimentale», dit-elle en se ressaisissant. «Quand la famille qui voulait construire une mosquée m'a proposé le projet, j'ai été vraiment surprise. Pas en tant que femme, mais en tant qu'architecte moderne. Personne de mon monde n'avait été approché pour un projet comme celui-là», note-t-elle.

Dans un pays polarisé entre les Turcs blancs - l'ancienne élite pro-européenne, kémaliste, ardente défenderesse de la laïcité - et les Turcs noirs - la nouvelle élite issue des campagnes, musulmane pratiquante et plus conservatrice - , la construction d'une mosquée n'est pas un geste anodin. Il porte son lot d'implications politiques, un fait donc Zeynep Fadillioglu était profondément consciente.

Issue d'une bonne famille, élevée dans un palais sur les rives du Bosphore, ayant accompli ses études universitaires en Angleterre, la designer est aux yeux de beaucoup de Turcs l'incarnation même de la Turquie européanisée.

«Le projet était très prestigieux et affolant en même temps. J'étais très touchée, mais j'avais soudainement cet immense poids sur les épaules. Je savais que je pourrais faire quelque chose de beau, mais que je devais aussi comprendre le sentiment du public», raconte aujourd'hui la designer.

Pendant qu'elle concevait la mosquée, elle s'est adressée à maints théologiens. Et a présenté les plans au mufti, qui allait y diriger la prière, avant la mise en chantier. «Ils m'ont dit que tant que le mihrab était au bon endroit et que les prières inscrites au mur étaient fidèles au texte, ils étaient contents», note la designer.

La plupart des critiques qu'elle a reçues sont venues des rangs des Turcs blancs, qui avaient peine à comprendre comment l'une des leurs pouvait passer dans le camp ennemi. Une accusation qui a profondément irrité Zeynep Fadillioglu, qui refuse d'être étiquetée. «Je trouve que les extrémistes de la laïcité sont aussi terribles que les extrémistes islamistes. Tous les deux veulent imposer leur manière de vivre aux autres», souligne-t-elle.

Elle croit d'ailleurs qu'autant l'islam que les kémalistes ont besoin d'idées nouvelles pour aller de l'avant. «Atatürk était un homme fascinant et je suis reconnaissante qu'il ait existé. Mais ceux qui l'ont suivi n'ont fait que préserver ce qu'il avait fait, plutôt que de faire évoluer la Turquie au cours des 80 dernières années. C'est la même chose pour l'islam. Vers le XIIe et le XIIIe siècle, l'islam était une religion avant-gardiste, qui était à l'avant-garde dans plusieurs domaines, dont l'architecture et la science. Mais depuis, il ne s'est rien passé. L'islam a même fait des pas en arrière».

À l'image de son époque

En construisant la mosquée Sakarin, Zeynep Fadillioglu tenait à ce que le nouveau lieu de culte reflète le XXIe siècle et ne soit pas une copie des grandes mosquées d'antan, comme la plupart des nouvelles mosquées turques. «Sinon, un jour, on va se demander si des gens ont vécu à notre époque», ironise-t-elle.

Depuis l'ouverture de sa première mosquée en 2009, Zeynep Fadillioglu a repris le fil de sa vie jet-set. Son entreprise d'architecture et de design fonctionne mieux que jamais dans une Turquie en plein boom économique. Elle voyage sans cesse pour rencontrer ses clients aux quatre coins du monde. Mais une chose a changé: trois nouveaux projets de mosquée lui ont été confiés. Deux au Qatar. Et un aux Émirats arabes unis. «Il y a moins de barrières que beaucoup de gens le croient dans la religion. C'est la politique qui crée les obstacles», conclut la designer turque.

Pour voir le travailde la designer Zeynep Fadillioglu: www.zfdesign.com/eng/index.html