Pas un signe de vie, pas un bruit, et pourtant, dans ces trois habitations cachées derrière un mur, à Gracke, au sud de Pristina, toute une famille élargie de 45 personnes, dont sept enfants, est cloîtrée vivante, menacée de mort par la tradition de la vendetta locale.

Le chef du clan, Haki Neziri, 77 ans, se risque enfin à sortir pour rencontrer l'AFP, non sans jeter fréquemment des regards furtifs aux alentours.

«Ma famille ne peut pas sortir depuis 17 mois. Les femmes et les hommes ne vont pas travailler dans les champs. Les enfants ne peuvent pas aller à l'école», explique-t-il avec amertume.

La hantise des Neziri: que les membres de la famille Veseli commettent un «crime d'honneur» contre l'un des leurs.

Tout a commencé en février 2010, lorsqu'une vieille querelle entre les deux familles a conduit au meurtre de Brahim Veseli, 40 ans. Quatre frères Neziri ont été arrêtés et sont actuellement jugés.

Mais la famille Neziri sait qu'une autre justice les attend, celle de la vendetta traditionnelle albanaise, qui prévoit la vengeance du sang.

L'ancienne coutume veut qu'une telle vengeance ne puisse se produire à l'intérieur de la maison du meurtrier, car un tel meurtre serait considéré comme honteux.

Les Neziri se sont par conséquent repliés chez eux, le seul endroit sûr qui leur reste, et n'en sortent plus depuis près d'un an et demi, sachant qu'ils risqueraient leur vie en s'aventurant dehors.

Pour survivre, ils vendent peu à peu leurs biens et leur bétail.

Les «crimes d'honneur» sont profondément ancrés depuis des siècles dans la société albanaise et trouvent leur origine dans un ensemble de lois médiévales, le Kanun, élaboré lors de l'occupation ottomane.

Selon ce code traditionnel, «si un homme en tue un autre, un membre mâle de la famille de la victime doit répliquer de la même manière» à l'encontre de la famille du meurtrier.

La famille d'un assassin peut toutefois demander à la famille de la victime sa parole d'honneur ou «besa» que certains de ses membres seront épargnés s'ils sortent de chez eux, toujours selon ce code.

Et dans le cas de la famille Neziri, les proches de la victime ont refusé d'accorder une telle promesse, même pour les enfants âgés de sept à 14 ans.

«Il ne nous ont pas accordé de «besa»», explique Arijan, 13 ans, le petit-fils de Haki, en regardant d'un oeil suspect les étrangers venus dans la maison. «J'aimerais aller à l'école, mais je ne peux pas le faire».

Malgré les efforts de citoyens locaux influents, la famille Veseli a refusé d'écarter les enfants de la vendetta.

«Avec les autorités locales, je suis allé plus de cinq fois chez les Veseli pour tenter de servir de médiateur dans la réconciliation et résoudre le problème de mes élèves. Ils n'ont même pas accepté de parler de «besa»», a déclaré le directeur de l'école, Ejup Shabani.

La police locale est également sans solution.

«Nous sommes impuissants dans la lutte contre la tradition du «Kanun» car nous ne pouvons pas prouver d'infraction», explique Agim Gashi à l'AFP, en expliquant que les autorités avaient contacté la famille Veseli.

Le Kanun est un «vestige du passé» et est perçu aujourd'hui «comme une anomalie», explique un militant kosovar pour les droits de l'homme, Behxhet Shala. Il n'empêche que «cette pratique a refait surface, car l'état de droit n'est pas encore suffisamment établi et fonctionnel» au Kosovo, ajoute-t-il.

Des observateurs assurent que le nombre des «crimes d'honneur» a récemment augmenté, même si aucun chiffre officiel sur l'ampleur du phénomène n'est disponible.

Shyqeri, 49 ans, est le fils aîné de la famille Neziri. Il ne supporte plus cette situation.

«Je vais leur envoyer un mot. Je les laisserai choisir l'heure et l'endroit et je vais y aller», murmure-t-il.

«Si c'est la condition pour que ma famille soit libérée, qu'ils me tuent. Ma famille le leur pardonnera».