La semaine dernière, la Russie a annoncé avoir déployé en Abkhazie des missiles pointés vers la très pro-occidentale Géorgie. L'Abkhazie? Officiellement, il s'agit d'une région de la Géorgie. Or, ce territoire prétend être une nation indépendante. Moscou l'a reconnu il y a deux ans presque jour pour jour.

C'est une journée d'été habituelle au poste-frontière russo-abkhaze de Psaou. Côté russe, les marchands transfrontaliers abkhazes poussent leurs vieux chariots rouillés remplis de melons vers les cinq guichets de contrôle des passeports, largement insuffisants. Quelques dizaines de touristes russes en gougounes traînent leurs valises à roulettes et cherchent à dépasser les commerçants.

Le ton monte. «Nous allons à la mer, nous!» lance une Russe, irritée par la longue attente dans la chaleur insoutenable qui marque le début de ses vacances.

Heureusement, on ne passe que quelques secondes en compagnie d'un douanier abkhaze. Car tout le monde est le bienvenu dans la république d'Abkhazie.

On parcourt les 100 km sinueux qui séparent la frontière de la capitale, Soukhoum, tantôt sur une route neuve, gracieuseté de la Russie, tantôt sur de l'asphalte morcelé datant d'avant la chute de l'URSS. À l'époque, l'Abkhazie et ses 213 km de front maritime sur la mer Noire étaient le paradis du tourisme soviétique. Aujourd'hui, 99% des quelque 800 000 vacanciers qu'elle accueille chaque année sont russes.

Soukhoum. Ou Soukhoumi, en géorgien, puisque hormis pour la Russie, le Venezuela, le Nicaragua et la microscopique île de Nauru, l'Abkhazie demeure légalement une région géorgienne.

Il y a deux ans encore, la capitale de quelque 50 000 habitants ne comptait qu'un seul feu de circulation. Aujourd'hui, on en dénombre quelques dizaines flambant neufs. Plusieurs édifices portent toujours les cicatrices de la sanglante guerre de sécession de 1992-1993 contre la Géorgie, qui a fait 13 000 morts. Mais de nouveaux immeubles commencent peu à peu à sortir de terre.

»Merci à la Russie!»

Avenue de la Paix, des personnes âgées attendent devant une banque le signal du gardien de sécurité pour aller encaisser les 500 roubles (17$) de pension que leur verse l'Abkhazie. «Merci à la Russie! Sans elle, nous n'aurions que cela!» lance Lioudmila, 68 ans, médecin à la retraite, qui continue à enseigner à l'université et à soigner à l'hôpital. Plus tard, elle ira dans une autre banque récolter les 2900 roubles offerts par l'État russe.

C'est que, comme plus de 90% des Abkhazes, Lioudmila a facilement obtenu la nationalité russe au début des années 2000. Si la Russie ne considérait pas à l'époque les régions séparatistes géorgiennes comme des pays, elle était déjà dans les faits leur respirateur artificiel. En reconnaissant l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, le 26 août 2008, le président russe Dmitri Medvedev a simplement officialisé les relations.

Moins de 24 heures après notre demande d'entrevue, le président abkhaze, Serguei Bagapch, nous reçoit dans son bureau présidentiel. L'Abkhazie, en mal de reconnaissance, est en mode séduction.

«Nous n'avons pas l'intention de supplier quiconque de nous reconnaître», précise toutefois le président, en poste depuis 2004. «Le plus important, c'est de construire un État de droit, démocratique, respectable, pour que la communauté internationale comprenne que nous voulons la paix et la stabilité, non la guerre, et donc qu'il faut nous reconnaître.»

Le fait que la Cour internationale de justice ait validé, le 22 juillet dernier, la légalité de l'indépendance du Kosovo, reconnue par 69 États, ne changera rien pour son «pays», estime Serguei Bagapch. «Mais cela démontre encore une fois que la décision de la Russie de reconnaître l'Abkhazie était tout à fait juste.»

Protégés en cas de guerre

Pour le président, la sauvegarde de l'indépendance passera par le développement économique, principalement du tourisme et de l'agriculture, l'Abkhazie étant un gros producteur d'agrumes. Mais, paradoxalement, tout dépend de l'argent russe.

Cette année, l'aide de la Russie viendra presque doubler le maigre budget abkhaze, d'environ 135 millions de dollars. En comptant les services fournis aux citoyens russes d'Abkhazie, elle le triple.

Autre paradoxe, la présence militaire russe en Abkhazie assure l'indépendance de la république, croit Serguei Bagapch. Elle dissuade le président de la Géorgie, Mikheïl Saakachvili, de chercher à reprendre par la force les territoires séparatistes, comme lors de la guerre éclair d'août 2008 en Ossétie du Sud.

Et c'est là que repose le principal acquis de ce conflit, estime le président abkhaze. Après des années d'incertitude, «les gens sentent maintenant que la paix est arrivée, qu'ils peuvent eux-mêmes décider de leur sort».

La retraitée Lioudmila confirme: «Nous savons que, s'il y a une guerre avec la Géorgie, les Russes seront là pour nous défendre.»

Des Géorgiens laissés pour compte

Dans le sud-est de l'Abkhazie, peuplé en majorité de Géorgiens, on voit la situation d'un oeil différent.

La route pour se rendre à Gali est aussi délabrée et déprimante que la ville elle-même. Lors de la guerre de 1992-1993, la majorité des habitants se sont réfugiés en Géorgie, de peur des représailles des séparatistes abkhazes.

Depuis, rien n'a été reconstruit, et la ville est désormais trop grande pour sa population de quelques milliers de personnes, soit celle d'un gros village.

Ici, la plupart des habitants possèdent en secret la nationalité géorgienne en plus de l'abkhaze. Certains ont aussi un passeport russe, pour avoir droit aux services. L'enseignement en géorgien étant interdit, plusieurs parents envoient leurs enfants à l'école de l'autre côté de la «frontière».

Dans un café, des soldats russes commandent une bouteille de vodka. À leur vue, des hommes grommellent à voix basse en géorgien.

À l'entrée de Gali trône un portrait géant du président Bagapch, comme pour narguer les hommes recyclés en chauffeurs de taxi qui attendent à ses pieds d'improbables clients. Les langues mettent du temps à se délier. «En 20 ans, ils n'ont même pas réussi à refaire la route!» se plaint enfin Gouram, la cinquantaine bedonnante, après une longue apologie ironique de l'Abkhazie indépendante.

«Avant, la ville était animée, les gens se baladaient, se rappelle-t-il. Maintenant, la vie est mauvaise. En Géorgie, par contre, tout est magnifique! Surtout les routes!»