Nombreux sont les journalistes et les militants des droits de l'homme qui ont perdu la vie dans la foulée de la guerre de Tchétchénie. La dernière en date, Natalia Estemirova, a été assassinée mercredi matin après avoir été kidnappée au centre-ville de Grozny, la capitale tchétchène. Notre journaliste l'a rencontrée lors d'un reportage en 2002. Une rencontre difficile à oublier.

Nazran. 2002. La guerre de Tchétchénie bat son plein quand, comme un cheveu sur la soupe, j'arrive dans le bureau de l'organisme Memorial à Nazran en Ingouchie, république voisine de la Tchétchénie. «Est-ce que quelqu'un peut me mettre à jour sur la situation des droits de l'homme?» Natalia Estemirova n'a pas répondu à ma question. Elle m'a simplement souri en me faisant signe de m'asseoir.

 

Il valait d'ailleurs mieux être assis pour écouter ce que cette militante des droits de l'homme mi-russe, mi-tchétchène avait à raconter.

Calmement, cette mince brunette aux pommettes saillantes a commencé à énumérer sur un ton quasi monocorde toutes les horreurs dont elle a été témoin en tant que rapporteuse pour Memorial.

Organisme fondé pour répertorier les crimes contre l'humanité commis par le régime soviétique, Memorial est devenu le principal chien de garde des droits de l'homme en Russie après la tombée du communisme. La guerre de Tchétchénie l'a obligée à concentrer ses activités dans le nord du Caucase.

Professeure d'histoire et journaliste pigiste à ses heures, Natalia Estemirova s'est jointe à l'organisation en 2000 quand elle a réalisé que l'assaut que menait l'armée russe contre la Tchétchénie, sous les ordres de Vladimir Poutine, n'avait rien à voir avec le premier épisode de la guerre (1996-1999), sous la conduite de Boris Eltsine. Après 1999, les médias ont été interdits de territoire en Tchétchénie et les violations des droits de l'homme se déroulaient loin des yeux du monde.

Dans ses fonctions de rapporteuse, Natalia Estemirova recevait tous les appels des femmes qui ne trouvaient plus leurs fils et leur mari. Elle enquêtait sur les disparitions. (À ce jour, Memorial en a répertorié 3000.) Elle talonnait les autorités russes pour obtenir des réponses. La plupart du temps, ses recherches la menaient à un cadavre.

Calme olympien

Le calme olympien avec lequel elle racontait les horreurs de cette guerre était décontenançant. Mais il cachait une tristesse difficile à dissimuler. Pendant notre premier entretien, un collègue avait glissé à Mme Estemirova un petit morceau de papier. Elle l'avait doucement déplié tout en me parlant. Des larmes avaient coulé sur son visage, mais ne l'avaient pas empêchée de continuer l'entrevue.

Quelques minutes plus tard, elle m'avait expliqué le contenu de la missive: des adolescents tchétchènes avaient été tués puis défigurés pendant une opération russe visant à débusquer les «terroristes». «Je les connaissais, ces jeunes. Tout ce qu'ils aimaient, c'était les tracteurs et leur famille. Ils n'ont jamais fait partie de la rébellion armée.»

Depuis cette première rencontre en 2002, j'ai reparlé à Natalia Estemirova à quelques reprises au téléphone. Au cours des ans, elle est devenue une des principales sources d'information des journalistes qui s'intéressaient à cette guerre, dont Anna Politkovskaïa, sa grande amie, elle aussi assassinée en 2006.

Au bout du fil, j'entendais toujours cette même voix empreinte de calme et de tristesse. Mais jamais de colère. Pour faire son travail, soit mettre à l'épreuve les militaires russes, les dirigeants tchétchènes à la solde de Moscou et les rebelles armés, Natalia Estemirova n'avait qu'une arme: son sang-froid.