Du centre-ville d'Erevan, capitale de l'Arménie, le mont Ararat et sa cime enneigée semblent être à un jet de pierre. Pourtant, depuis 1993, date de la fermeture de la frontière avec la Turquie, les Arméniens doivent se contenter d'admirer de loin la montagne qui a vu naître leur culture. Mais peut-être pas pour longtemps.

Après des années de relations glaciales, la Turquie et l'Arménie sont en voie de se réconcilier. Le 23 avril, à la fin de deux ans de négociation, les dirigeants des deux pays frontaliers ont convenu d'une «carte de route» pour assainir leurs liens.

Négocié en Suisse, le contenu de cette carte de route est pour le moment maintenu secret. Cependant, la Turquie a déjà annoncé qu'elle songe ouvrir sa frontière avec l'Arménie, fermée il y a 15 ans au milieu de la guerre du Haut-Karabakh qui s'est soldée par l'annexion de 20% du territoire de l'Azerbaïdjan, important allié de la Turquie, par l'Arménie.

Ce premier geste n'est pas passé inaperçu. Les États-Unis et l'Europe voient d'un très bon oeil cette initiative, mais l'Azerbaïdjan, de son côté, rage. Des médias du pays ont suggéré au gouvernement de fermer le robinet qui alimente en gaz naturel la Turquie.

Hier, pour rassurer son allié sur ses intentions, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, s'est rendu à Bakou. Il y a fait un exposé enflammé sur le lien fraternel qui unit les deux pays turcophones. «Il y a un lien de cause à effet ici. L'occupation du Karabakh est la cause et la fermeture de la frontière, l'effet. Il est impossible pour nous d'ouvrir cette frontière sans la fin de l'occupation», a dit hier en conférence de presse M. Erdogan.

La Turquie pourra-t-elle à la fois ménager ses relations avec son allié et améliorer celles avec la Turquie? Expert de la région, Hugh Pope, analyste à l'International Crisis Group, croit que oui. «Pour le moment, la réaction de l'Azerbaïdjan est émotive. Mais la Turquie peut l'apaiser par d'autre moyens, en l'assurant notamment qu'elle est toujours de son côté et en payant un meilleur prix pour le gaz qu'il reçoit». Ce dernier sujet était d'ailleurs à l'agenda de la visite du premier ministre turc hier.

Et que pense l'Arménie de tout ça? Dans une récente entrevue au Wall Street Journal, le président arménien, Serge Sarkissian, a noté que la «balle est dans le camp» de la Turquie. La formule n'est pas fortuite. L'an dernier, M. Sarkissian a fait un premier pas vers la Turquie en invitant son homologue turc à assister à un match de soccer entre les deux pays.

L'ouverture de la frontière aurait un effet immédiat pour l'Arménie, quasi enclavée entre l'Azerbaïdjan et la Turquie. Cette situation est devenue plus qu'évidente l'été dernier pendant le conflit russo-géorgien alors que l'Arménie a vu son unique porte vers la mer Noire et l'Europe compromise. Néanmoins, le principal point de litige entre les deux pays demeure la reconnaissance du génocide arménien de 1915. À cette époque, sous l'Empire ottoman, plus d'un million d'Arméniens ont péri. Des millions d'autres ont dû fuir ou se convertir à l'islam.

La Turquie conteste cette version de l'histoire et soutient que des vies ont été perdues des deux côtés pendant cette période mouvementée. Depuis décembre dernier, cependant, des failles apparaissent dans le discours turc. Un groupe de 200 intellectuels de renom ont ébranlé les certitudes du pays en envoyant aux Arméniens une lettre d'excuse pour la «Grande Catastrophe» de 1915.

Depuis, la Turquie a suggéré d'ouvrir les archives de l'Empire ottoman à des historiens des deux pays afin de rétablir les faits. Selon Hugh Pope, cette approche est prometteuse. «Les experts devront identifier les événements sur lesquels ils s'entendent». Un terrain commun qui se bâtira un pouce à la fois.

COURRIEL Pour joindre notre journaliste: lperrea1@lapresse.ca

L'enjeu américain

Les pays du Caucase ne sont pas les seuls à s'intéresser à la réconciliation entre l'Arménie et la Turquie. La secrétaire d'État américaine Hillary Clinton joue un rôle très actif dans les coulisses. L'enjeu est de taille pour les États-Unis: le Caucase est un point de passage crucial pour le pétrole et le gaz en provenance de la mer Caspienne.