Une fois par mois, notre journaliste Richard Hétu nous plonge dans l’actualité de New York, où il habite depuis près de 30 ans.

(New York) Taronn Sloan, interrupteur de violence à Brownsville, le quartier le plus dangereux de Brooklyn, ne travaillait même pas ce soir-là. N’empêche, en sortant de son HLM pour aller au Popeyes du coin, il a noté la présence d’un type portant une cagoule.

« Je me suis dit qu’il devait guetter les jeunes qui se tenaient dans le hall d’entrée », raconte celui qui a hérité du surnom de « Tree » en raison de sa haute stature.

À son retour, le type encagoulé avait disparu. Mais les jeunes étaient toujours dans le hall d’entrée.

« Je leur ai dit ce que j’avais vu à l’extérieur, puis je suis retourné à mon appartement en empruntant les escaliers plutôt que l’ascenseur », poursuit Tree.

En entamant la deuxième volée de marches, il a aperçu, sur le palier supérieur, le type à la cagoule, qui devait être entré dans l’immeuble par une porte dérobée. Pointant vers lui une arme de poing, l’individu a tiré un coup. La balle a pénétré la poitrine de Tree et est ressortie par le bas de son dos.

L’interrupteur de violence venait d’être à son tour la cible du fléau qu’il tente d’endiguer au sein de l’organisation BIVO (Brownsville In, Violence Out). Dieu merci, comme il dit, aucun de ses organes vitaux n’a été atteint.

« Je suis reconnaissant, car ça aurait pu être pire », raconte-t-il lors d’un échange le long d’une rue commerciale de Brownsville, non loin du QG de BIVO. « Quatre adolescents auraient pu mourir dans le hall d’entrée. Le tireur a été patient. Il a attendu. Il était déterminé à faire ce qu’il avait à faire. »

Mais Tree a pris une balle pour les jeunes.

Désamorcer les conflits

L’histoire remonte à février. Depuis, le tireur a été arrêté – âgé de 22 ans, il voulait régler un « beef », un différend – et Tree a été honoré par le maire de New York pour ses « efforts incessants » contre la violence par arme à feu.

Désormais considéré comme un héros dans les rues de Brownsville, Taronn Sloan dit ne jamais avoir pensé à changer d’emploi après avoir essuyé un coup de feu.

« Je ne mentirai pas, c’est l’un des meilleurs jobs que j’ai eus », affirme cet ancien gardien de sécurité dans un magasin de SoHo.

BIVO, son employeur depuis un an, fait partie de la vingtaine d’organisations financées par la Ville de New York pour combattre la violence par arme à feu dans les quartiers chauds. Inspirée du programme Cure Violence émanant de Chicago, l’ONG recrute des membres de la communauté, en particulier des personnes qui ont des antécédents avec les gangs, pour agir en tant que médiateurs capables de désamorcer les conflits interpersonnels avant qu’ils ne deviennent violents.

La clientèle visée par BIVO : les 15-24 ans.

« Nous n’avons pas d’armes, nous n’avons pas de gilets pare-balles », dit Darren « Mello » Scriven, directeur adjoint de BIVO et ancien détenu.

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Darren « Mello » Scriven, directeur adjoint de BIVO

Nos armes et nos gilets pare-balles, ce sont nos relations. Nous sommes dans la rue, nous créons des liens avec les jeunes, nous leur trouvons des emplois, nous les emmenons au restaurant, nous leur montrons qu’il y a plus que cette communauté.

Darren « Mello » Scriven, directeur adjoint de BIVO

Mais changer les esprits demeure un défi constant.

« C’est très difficile ces derniers temps à cause des réseaux sociaux, du rap et des vidéos qui montrent de la drogue, des meurtres et toutes les autres choses que les jeunes regardent », dit « Mello ».

Des cibles faciles

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Randy Neil, Jordan Doyle, Taronn Sloan et Nyron Campbell

Il est 13 h. Tree et trois autres interrupteurs de violence de BIVO commencent la première de leurs deux rondes quotidiennes. Jusqu’à 15 h, ils visiteront à pied les quatre zones du quartier où leur organisation agit. Chacune des zones compte un complexe d’habitations à loyer modique où vivent des milliers de personnes.

À 16 h, ils rentreront au QG de BIVO pour rédiger un premier rapport. À 17 h, ils repartiront pour leur deuxième ronde, qui prendra fin à 19 h. Pendant le reste de la soirée, ils devront être disponibles sur appel.

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Nyron Campbell

Un jeune de la zone A ne peut pas se rendre dans la zone B sans risquer sa peau.

Nyron Campbell, chef du quatuor d’interrupteurs de violence, en traversant l’avenue qui sépare les deux zones

Les quatre hommes échangent des poignées de main compliquées avec les jeunes qu’ils croisent et prennent de leurs nouvelles. Ils ignorent les policiers en faction au coin des rues.

« Si nous voulons conserver notre crédibilité, nous ne pouvons pas interagir avec eux », explique Nyron.

L’interrupteur de violence présente à son interlocuteur un jeune de 22 ans surnommé « City ».

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« City », 22 ans

Tout ce que je veux, c’est quitter Brownsville. Je fais tout pour éviter les problèmes, mais nous sommes tous des cibles faciles.

« City », 22 ans

Pour autant, la violence par arme à feu a chuté à New York au cours de la dernière année. Dans le secteur de Brooklyn comprenant Brownsville et une partie de Bedford-Stuyvesant, le nombre d’homicides a baissé de 40 % du 21 mai 2022 au 21 mai 2023, et le nombre d’évènements de coups de feu, de 26,3 %.

Des gars à haut risque

« Nous devons faire quelque chose de bien », dit Dushoun Almond, directeur de BIVO, en faisant allusion aux données de la police de New York (NYPD).

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Dushoun Almond, le directeur de BIVO

« Je ne peux pas parler pour d’autres organisations, mais nous avons une bonne maîtrise de nos gars. Ils ne vont pas tirer sur les gens. Je ne veux pas dire que nous avons des gars parfaits qui ne portent pas d’armes. Je ne vais pas dire cela parce que nous avons des gars à haut risque qui portent des armes. »

Dushoun Almond a déjà été l’un d’eux, comme le rappelle le pistolet fumant qu’il s’est fait tatouer dans le cou à une autre époque. Aujourd’hui, il se vante d’avoir aidé 18 garçons et filles à poursuivre des études collégiales.

Un tel bilan tend à confirmer les conclusions plutôt positives d’un rapport publié en 2017 par des chercheurs du John Jay College of Criminal Justice, qui ont étudié deux ONG semblables à BIVO à New York.

« Juste sur le plan théorique, il est logique que les gens adoptent un comportement violent lorsqu’ils n’ont pas de réticence naturelle à faire mal aux autres », dit Jeffrey Butts, directeur de cette recherche. « Un policier dirait que c’est parce qu’ils n’ont pas peur d’être punis. Mais un spécialiste des sciences sociales dirait que les gens se comportent bien lorsqu’ils se soucient des autres personnes qui les entourent, lorsqu’ils se sentent liés à la communauté et lorsqu’ils se sentent respectés. C’est la théorie qui sous-tend ces programmes. »

La réalité est parfois dure. Un soir de mai, l’équipe de BIVO s’est jointe à d’autres organisations pour dénoncer la violence par arme. Quelques jours plus tôt, un membre de la communauté avait été blessé par balle à cause d’un simple « beef ».

Mégaphone à la main, un interrupteur de violence surnommé « C-Bo » a sermonné la foule rassemblée devant un HLM où ont grandi le tireur et sa cible.

« Come on, bro, a lancé C-Bo. Chaque querelle n’a pas à virer en funérailles, chaque dispute n’a pas à être l’Afghanistan. »

Ce soir-là, Tree ne travaillait pas. Il fêtait ses 36 ans. Dieu merci.

Nombre d’homicides en 2022

  • Chicago : 697
  • Philadelphie : 516
  • New York : 438

Taux d’homicide par 100 000 habitants

  • Nouvelle-Orléans : 74,3
  • Chicago : 25,3
  • New York : 5,2

Brooklyn en 2002

  • 138 homicides
  • 448 évènements impliquant des coups de feu

Sources : Viewpoints et le Bureau du procureur de Brooklyn