Après avoir été porté par la colère qui a suivi le jugement sur l’avortement, l’élan des démocrates aux États-Unis a ralenti ces dernières semaines, à mesure qu’une autre préoccupation a pris de l’ampleur : l’inflation. De retour d’Arizona, notre reporter raconte à quel point cet enjeu est devenu important pour les électeurs.

(Gila Bend et Phoenix, Arizona) En marge de l’Interstate 8, qui relie la Californie, le Nouveau-Mexique et l’Arizona, Tim Micklin a installé sa marchandise au bord de la route principale de la ville de Gila Bend, très fréquentée par les camionneurs. Les drapeaux aux slogans antidémocrates plus ou moins grossiers flottent auprès d’étendards arc-en-ciel célébrant la communauté LGBTQ, ou d’autres bleu et jaune aux couleurs de l’Ukraine. De tout, pour tous, quoi. Le commerçant, qui cache ses préférences politiques personnelles, dit respecter celles de sa clientèle. C’est meilleur pour les affaires.

Mais ce qui est mauvais pour son commerce ces jours-ci, ce sont surtout les frais d’achat et d’expédition de sa marchandise. À travers les couvertures à l’effigie de Marylin Monroe ou celles ornées de feuilles de marijuana, il pointe celle à l’image de Betty Boop. « Mon fournisseur me vendait une boîte de celle-ci pour 15 $. Maintenant, la même boîte coûte 23 $, à la condition que je lui en achète 40 boîtes. Mais Betty Boop n’est pas si populaire, alors je n’en veux pas 40, je n’ai pas de place où les mettre ! »

PHOTO JUDITH LACHAPELLE, LA PRESSE

Tim Micklin, commerçant à Gila Bend, en Arizona

Abordez les Arizoniens pour jaser politique, et beaucoup préféreront s’éloigner pour ne pas parler de « ça ». Mais demandez-leur quels sont les impacts de l’inflation sur leur vie, et ils deviennent intarissables. En août, l’inflation a atteint 13 % à Phoenix, le plus haut taux de toutes les villes du pays.

Plus hauts taux d’inflation dans les villes américaines 

Phoenix, Arizona : 13 %

Atlanta, Géorgie : 11,7 %

Miami, Floride : 10,7 %

Tampa, Floride : 10,5 %

Baltimore, Maryland : 10,2 %

Source : indice des prix à la consommation, août 2022, Bureau of Labor Statistics

Le prix des loyers et des maisons est en hausse de 17 % dans la région métropolitaine. « Il y a beaucoup de gens qui arrivent de Californie », dit Steven Thompson, jeune entrepreneur de Scottsdale. « Ils paient des maisons en argent comptant. Les maisons dans cette rue coûtaient environ 400 000 $, 500 000 $, il y a quatre ans. Maintenant, elles se vendent plus de 1 million. »

PHOTO JUDITH LACHAPELLE, LA PRESSE

Steven Thompson, jeune entrepreneur, et Beatriz Landoll dans un parc de Scottsdale, en Arizona

Le coût de la nourriture, lui, a grimpé de 14 %. Sherece Lucas, croisée dans un supermarché de Phoenix, avait un panier d’épicerie rempli d’exemples à l’appui.

« L’an dernier encore, cette bouteille de Canada Dry était 0,89 $. J’en achetais deux ou trois. Maintenant, je n’en prends qu’une et c’est 1,99 $. Ces boîtes de fèves étaient 1,99 $, et elles sont maintenant 2,69 $. Ces barres tendres étaient 2,69 $, maintenant à 4,79 $. Deux dollars de plus ! »

Mais le pire, c’est l’essence. Une hausse de 32 % à Phoenix en un an ! À 5 $ le gallon en octobre, les Arizoniens avaient du mal à y croire.

PHOTO JUDITH LACHAPELLE, LA PRESSE

Sherece Lucas, résidante de Coolidge, en Arizona

Sherece Lucas habite Coolidge, à environ 80 km au sud du bureau de poste de Phoenix où elle travaille. « Ça me coûtait 120 $ en essence par semaine, maintenant c’est 150 $. Je n’ai pas le choix de payer, je dois aller travailler ! », dit-elle, en doutant néanmoins que ses élus, qu’ils siègent à Phoenix ou à Washington DC, puissent y remédier. « Ces sociétés pétrolières couchent toutes ensemble dans le même lit, il n’y a pas de compétition. »

La faute à qui ?

Justement, quelles sont les causes de cette inflation ? C’est à ce moment, généralement, que les préférences politiques ressurgissent.

Dans le stationnement du supermarché, Jane, une retraitée qui habite Scottsdale, énumère tout ce qui a augmenté sur sa facture d’épicerie. « Les œufs, par exemple. J’en achetais 18 pour 3 ou 4 $. Maintenant, c’est 5,99 $. » Mais elle soupire quand on lui demande la cause de cette inflation. « Je sais que Joe Biden a abandonné ce projet de pipeline du Canada. Et maintenant, il donne nos réserves de pétrole à la Chine, qui veut détruire notre pays. Quand Trump était là, tout coûtait moins cher. »

« C’est ça, l’Amérique de Joe Biden ! », s’exclame Shana, qui travaille dans une buanderie. « Dès qu’il est arrivé au pouvoir, il a fait fermer tous les pipelines. S’il ne l’avait pas fait, on n’en serait pas là. »

« Les gens vont vouloir rejeter le blâme sur le gouvernement actuel », observe Dennis Stanerson, un retraité de Scottsdale qui votera démocrate. « Mais le gouvernement précédent a mis la table. Il a causé une inflation en gardant les taux d’intérêt si bas, si longtemps. »

Je ne vois pas comment les politiciens peuvent faire baisser les prix de l’essence, qui engendrent à leur tour une hausse du coût des aliments. Je ne vois pas ce qu’ils peuvent faire de plus.

Dennis Stanerson, un retraité de Scottsdale qui votera démocrate

Comment changer de sujet

La hausse des prix de l’essence n’est en effet pas propre à l’Arizona, ni aux États-Unis d’ailleurs. La guerre en Ukraine est l’un des facteurs, la décision de l’OPEP en octobre de diminuer la production de pétrole en est une autre. La réduction des activités de quatre raffineries californiennes pour des opérations de maintenance en septembre est aussi à l’origine de la hausse dans les États de l’Ouest, dont l’Arizona.

Mais les prix de l’essence devraient baisser, prévoient les experts. Les raffineries californiennes ont repris la production… et le président Joe Biden a annoncé le 19 octobre qu’il souhaitait augmenter la production de pétrole américain et qu’il allait puiser dans les réserves stratégiques pour tenter de stabiliser les prix.

Est-ce que ce sera suffisant pour calmer les électeurs avant l’élection du 8 novembre ? Difficile à dire. Les républicains rejettent la faute sur les démocrates pour la hausse du coût de la vie. Les démocrates, conscients que ces préoccupations économiques ne leur sont pas favorables, cherchent à ramener la discussion sur l’avortement.

Au Congrès, quel parti est-il le plus apte à gérer l’économie ?

Républicain : 46 %

Démocrate : 39 %

Ne sait pas : 11 %

Source : sondage Politico-Morning Consult, octobre 2022

D’autres enjeux économiques retiennent l’attention des électeurs, rappelle Sybil Francis, du Center for the Future of Arizona. « Nous avons demandé ce que les électeurs voulaient faire des surplus budgétaires », dit Mme Francis. « Préféraient-ils obtenir une baisse des impôts, ou que l’argent soit réinvesti dans l’éducation ? Eh bien, nous avons été étonnés, mais les gens ont choisi la seconde option. Nous les avons alors sondés de nouveau, et le résultat a été le même. »

Preuve, selon elle, que le discours politique n’est pas toujours en phase avec les aspirations des électeurs.

« It’s the economy, stupid ! »

En 1992, une récession a plombé la campagne présidentielle de George H. W. Bush. James Carville, conseiller de Bill Clinton, a fait la liste de trois sujets sur lesquels son équipe devait miser : les soins de santé, l’importance d’un changement à la tête du pays et la situation économique. Ce dernier enjeu a été résumé en une phrase accrocheuse affichée dans le local électoral : « It's the economy, stupid ». Quelques mois plus tard, Bill Clinton a remporté l’élection, et la formule de Carville est devenue un slogan qui rappelle à quel point le portefeuille des électeurs pèse lourd sur leur choix électoral.