« Je ne vais pas attendre que la police arrive »
Lehi et Spanish Fork, Utah, États-Unis — Arme en main, Marilyn Cope parcourt les corridors d’une école secondaire où un carnage est en cours. Des jeunes sont couchés au sol, ensanglantés, d’autres s’enfuient en criant. Blessée, une enseignante panique. La scène est glaçante.
Mme Cope entre dans la bibliothèque, où un étudiant tient fermement une élève en larmes et menace de lui tirer une balle dans la tête.
« Timmy, ne fais pas ça ! Je te connais, tu n’es pas comme ça », implore l’enseignante de maternelle.
Deux enseignantes sont dans le simulateur, mais contrairement à Marilyn Cope, la seconde reste silencieuse, pointe son arme vers l’écran. « Travaillez en équipe », enjoint un policier, qui suit la scène en retrait avec des collègues.
Les tueries dans les écoles aux États-Unis sont bien réelles, mais ici, on en recrée une de toutes pièces et on la projette sur cinq écrans géants.
En ce soir de septembre, une quarantaine de personnes sont réunies au poste de police du comté de l’Utah à Lehi, au sud de Salt Lake City. Elles sont dans la dernière ligne droite d’une formation de six semaines destinée au personnel scolaire, à laquelle participent des enseignants, mais aussi une directrice d’école, des surveillants d’élèves, une secrétaire.
En trois ans, 300 personnes ont fréquenté sur une base volontaire la Teacher’s Academy, où est donnée une formation qui n’a pas son égale aux États-Unis. C’est l’idée du shérif du comté de l’Utah, Mike Smith. « Je suis dans les forces de l’ordre depuis 28 ans, j’ai vu la montée de la violence dans les écoles », dit-il.
En Utah, les membres du personnel scolaire sont dans leur droit de porter une arme sur eux, tant qu’elle est dissimulée.
Dans les écoles, c’est un peu la loi du silence. On sait que des profs apportent leur arme, mais ils n’ont pas de cours, aucune directive.
Mike Smith, shérif du comté de l’Utah et fondateur de la Teacher’s Academy
Il relate avoir vu des armes dans des tiroirs de bureaux d’enseignants, dans des sacs à main. « Ce n’est pas une bonne idée, vous travaillez avec des enfants », dit le shérif, qui insiste sur la nécessité de former les profs.
Enseignante au secondaire, Linda Ward porte déjà une arme sur elle en classe.
« Certains collègues le savent, d’autres pas. Il y en a qui pensent que ce n’est pas une bonne idée, donc on n’en parle pas. C’est un peu tabou », explique Mme Ward, qui enseigne depuis près de 30 ans. Ses élèves ne sont pas plus au courant.
La nécessité d’être « préparé » à une tuerie est au cœur des motivations. Tout juste après un exercice où elle a dû tenter d’arracher l’arme des mains d’un formateur, Deena Mcclellan, qui enseigne au secondaire, raconte qu’elle ne se fait pas d’illusions quant à la présence éventuelle d’une personne armée entre les murs de son école.
« Ce n’est pas “si”, mais “quand” ça arrivera », dit-elle.
« Je veux pouvoir protéger les enfants », dit pour sa part Rebecca Byrne, surveillante d’élèves dans une école secondaire qui en compte 2000.
Je suis toujours dans les corridors, en train de vérifier s’il y a des intrus, si l’école est sûre.
Rebecca Byrne, surveillante d’élèves
Le spectre de la tuerie d’Uvalde, au Texas, qui a fait 22 morts en mai dernier dans une école primaire (dont 19 enfants), est aussi bien présent.
« Je ne vais pas attendre que la police arrive », dit Marilyn Cope. Elle est convaincue que si les enseignants de cette école avaient été armés, la tuerie aurait pu être évitée.
« Tirez jusqu’à ce qu’elle soit à terre »
La toute dernière journée de la formation se déroule un samedi, dans un champ de tir appartenant au bureau du shérif. L’air est frais, mais le soleil réchauffe lentement les montagnes de l’Utah.
Rassemblés autour d’une dizaine de pistolets semi-automatiques posés sur une table, des profs qui ont peu d’expérience avec les armes à feu se font rassurer par le policier Tom Herrin.
Tous chargent leur arme puis s’avancent vers les cibles. « Fermez les yeux », dit le policier Herrin. Quelques semaines plus tôt, les participants ont eu droit à un atelier de pleine conscience. C’est le temps de passer de la théorie à la pratique.
« Pensez à l’endroit où vous vous sentez bien. C’est comme ça que je veux que vous vous sentiez quand vous tirez », leur dit-il.
Quelques minutes plus tard, le son assourdissant des coups de feu retentit, des rires nerveux fusent. Même les plus craintifs ont tiré.
Enseignante de maternelle, Shelly Johnson a acheté sa propre arme quelques jours plus tôt. Sa sœur, elle aussi enseignante, l’a convaincue de suivre ce cours.
« Quand on entre à l’école, ma classe est la première que l’on voit », explique-t-elle. Elle ne craint pas tant les élèves qu’un « parent fou » qui surgirait avec une arme.
Bien qu’elle n’ait pas l’intention d’apporter un pistolet en classe à l’issue de la formation (les petits lui font constamment des câlins et elle ne saurait où cacher l’arme sur elle, explique-t-elle), la femme aux cheveux blonds est une élève assidue.
« Est-ce qu’une personne peut mourir d’une seule balle ? », demande Mme Johnson.
Le policier Tom Herrin fait une brève leçon d’anatomie, puis tranche : « Continuez à tirer. Tirez jusqu’à ce qu’elle soit à terre. »
D’abord, barricader la classe
En plus de s’exercer au tir sur des cibles, les élèves de la Teacher’s Academy ont l’occasion de s’entraîner dans un grand hangar habituellement utilisé par l’équipe d’intervention (SWAT team) de l’équipe du shérif.
Accompagnés d’un formateur, les enseignants entrent dans des pièces où ils doivent rapidement repérer et neutraliser le bad guy, sans atteindre un enfant pris en otage ou un policier. Les balles qui atteignent les cibles sont réelles, le gilet pare-balles est indispensable.
Michelle Joyce sort de l’exercice au bord des larmes. « J’ai tiré sur un policier », s’excuse-t-elle.
« Tu ne feras plus cette erreur », la rassure le shérif Smith, sa voix masquée par le bruit des projectiles tirés par les enseignants qui viennent à leur tour d’entrer dans la hot house.
C’est aussi dans ce hangar qu’on simule l’entrée d’un tireur actif dans une classe. En ce samedi, des policiers bénévoles jouent ce rôle, armés d’AR-15, des fusils semi-automatiques qui tirent des balles à blanc. Lorsqu’ils entrent dans la classe, les enseignants doivent tenter de les neutraliser avec des balles de peinture.
Première leçon : si on entend un bruit qui ressemble à des coups de feu, il faut d’abord fermer la porte de la classe pour tenter d’éviter la confrontation avec l’assaillant.
« [Les tireurs] cherchent à faire le plus grand nombre de victimes. Si vous barricadez votre classe, les statistiques sont en votre faveur : ils vont passer leur chemin et trouver d’autres cibles », explique le shérif Mike Smith.
Et si une personne armée réussit néanmoins à entrer, il faut savoir où se placer, apprennent les participants.
« Ne cachez pas les enfants derrière vous comme une maman ourse. Vous allez les mettre en danger », explique Shaun Bufton, du bureau du shérif.
« Pourquoi le tireur est-il là ? Pour vous tuer et tuer vos jeunes. On ne vous demande pas de courir après. C’est notre job, on s’en vient vous aider », dit Mike Smith.
Et les élèves, dans tout ça ? « Il y a plusieurs années, ils parlaient [des tueries] », dit Linda Ward. Plus maintenant. « C’est triste, mais c’est rendu commun », précise Mme Ward, enseignante dans une école secondaire. « Ils se désensibilisent », abonde sa collègue Alisa Adams.
Les enseignants, eux, ont le sentiment du devoir accompli. « Je me sens très bien ! », s’exclame l’une d’elles en sortant du simulateur, où les corps d’élèves blessés jonchaient les corridors.
Difficile de savoir combien d’entre eux iront jusqu’à apporter une arme à l’école.
« Quand la formation est finie, je ne leur pose pas la question. C’est une décision personnelle », dit le shérif Smith.
36
Nombre de fusillades dans les écoles américaines cette année
30
Nombre de victimes par arme à feu dans les écoles aux États-Unis depuis le début de l’année. De ce nombre, 27 sont des élèves, 3 des adultes.
Source : School Shootings This Year : How Many and Where, Education Week
« Personne n’a eu l’audace de s’attaquer au problème »
Salt Lake City, Utah — À la Teacher’s Academy, on croit qu’à défaut de pouvoir s’attaquer au problème de la violence par arme à feu (« ce serait l’idéal », admet un formateur), toutes les solutions défensives sont bonnes : barricader les écoles, montrer aux profs à se battre, à parlementer avec un tireur ou à le tuer.
Assis sur la terrasse de son restaurant du centre-ville de Salt Lake City, Derek Kitchen, membre démocrate du Sénat de l’Utah, ne cache pas son exaspération face à cette approche.
« On doit enseigner aux profs comment réagir en présence d’un tireur actif, mais leur donner un pistolet n’est pas la solution à la violence par arme à feu. Il faut s’assurer de limiter l’accès aux armes aux gens qui pourraient vouloir commettre ces crimes. »
L’homme tente de faire passer l’âge d’achat d’une arme de 18 à 21 ans dans son État.
Il faut avoir 21 ans pour acheter de la bière, du tabac. Il faut avoir 25 ans pour louer une voiture. Pourquoi 18 ans pour un pistolet ?
Derek Kitchen, membre démocrate du Sénat de l’Utah
Selon le Giffords Law Center, six tueries sur dix dans les écoles américaines sont commises avec un AR-15, une arme semi-automatique qu’on peut se procurer dès 18 ans en Utah.
Comme Derek Kitchen, la principale association d’enseignants de l’Utah estime aussi qu’armer les enseignants n’est pas la solution.
« Armer du personnel scolaire qui a peu ou pas d’expérience avec des armes place à risque les étudiants, le personnel, et la personne armée elle-même. Nous mettons en garde nos membres d’introduire ce risque dans un contexte scolaire », déclare Renée Pinkney, présidente de l’Utah Education Association, qui représente 18 000 membres.
13 %
Pourcentage des résidents de l’Utah qui croient qu’armer les enseignants est la meilleure solution pour prévenir les tueries dans les écoles.
Source : Deseret News/Hinckley Institute of Politics, juin 2022
« Le génie est sorti de la bouteille »
Le shérif Mike Smith, qui a créé la « Teacher’s Academy », a entendu les critiques à l’égard de sa formation. Il cite la tuerie d’Uvalde, où les policiers ont mis une heure à intervenir alors qu’il y avait un tireur actif à l’intérieur de l’école primaire. « Que dites-vous à ces profs ? », demande-t-il, en dénonçant les « titres sensationnalistes » à l’égard de sa formation.
« Vous pouvez parler de la violence et du contrôle des armes à feu toute la journée, mais vous ne faites rien ! Il y a tellement d’armes dans les rues, le génie est sorti de la bouteille », dit le shérif Smith, qui estime que personne – sauf lui – n’a eu l’audace de s’attaquer à ce problème.
Selon le shérif, c’est une « perte de temps » de montrer les armes du doigt. « C’est un outil, comme les couteaux, les bombes. Le vrai problème : ce sont les gens », dit-il, en accusant la « société d’aujourd’hui, qui dévalue les vies humaines ».
Plusieurs « n’en peuvent plus de voir des enfants mourir »
Face à la montée de la violence par arme à feu, les citoyens veulent « désespérément » que quelque chose soit fait, reconnaît le démocrate Derek Kitchen.
Il brandit une lettre qu’un père lui a récemment envoyée pour prouver que même s’ils sont en faveur du port d’armes, plusieurs de ses concitoyens « n’en peuvent plus de voir des enfants mourir ».
« Le lendemain de sa sortie du service de psychiatrie d’un hôpital, son fils de 18 ans s’est procuré une arme avec laquelle il s’est suicidé. Il dit dans sa lettre qu’il est en faveur des armes, mais il trouve qu’on n’en fait pas assez pour prévenir la violence par arme à feu », relate Derek Kitchen.
Présent lors de la dernière journée de formation de la Teacher’s Academy en septembre, le républicain Burgess Owens, ancien joueur de football professionnel devenu membre du Congrès, a exprimé son soutien à l’initiative.
« C’est notre première ligne de défense ici. Je suis fier de ce pour quoi ils se tiennent debout », a-t-il déclaré, en saluant la collaboration entre les forces de l’ordre du comté et le personnel scolaire.
Croit-il qu’armer le personnel est une solution aux tueries dans les écoles ?
« J’aime le fait qu’en Utah, on ait ce choix », a déclaré M. Owens.