(New York) Les barrières installées autour de l’édifice de la Cour suprême des États-Unis après la publication d’une ébauche de la décision annulant l’arrêt Roe c. Wade ne sont plus qu’un mauvais souvenir.

Et pour la première fois depuis le début de la pandémie de COVID-19, en mars 2020, le public pourra entendre en personne les arguments d’une cause, ce lundi, à l’occasion de l’ouverture d’une nouvelle session qui prendra fin l’été prochain.

Mais ce qui ressemblera à un retour à la normale ne le sera qu’en surface. Car, quelques mois après avoir accentué les fractures de la société américaine en rendant des décisions explosives sur l’avortement, les armes à feu et l’environnement, entre autres, le plus haut tribunal du pays est lui-même sur la sellette. Sa légitimité est contestée de l’intérieur et de l’extérieur comme rarement elle l’a été au cours de son histoire.

Et cette nouvelle session devrait permettre à sa majorité conservatrice de six juges (sur neuf) de poursuivre ce virage à droite qui a l’allure d’un retour en arrière aux yeux d’une pluralité d’Américains.

Parmi les questions au menu : la discrimination des couples homosexuels au nom de la religion ; la protection des milieux humides ; l’avenir des politiques de discrimination positive sur les campus universitaires ; la survie de la loi de 1965 sur le droit de vote, pilier du mouvement des droits civiques ; et la validité d’une doctrine obscure qui pourrait transformer la façon dont les élections fédérales sont administrées.

PHOTO FOURNIE PAR LA COUR SUPRÊME DES ÉTATS-UNIS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Quatre femmes siègent désormais à la Cour suprême des États-Unis : Amy Coney Barrett, Sonia Sotomayor, Ketanji Brown Jackson et Elena Kagan

Ces deux dernières questions font notamment craindre aux progressistes un nouvel assaut contre les fondements de la démocratie américaine.

Pour autant, ces mêmes progressistes applaudiront ce lundi la présence d’une première Afro-Américaine, Ketanji Brown Jackson, parmi les juges de la Cour suprême. La remplaçante de Stephen Breyer ne changera pas l’équilibre idéologique de la Cour suprême, mais elle contribuera à mettre fin à la domination numérique des juges blancs masculins. Pour la première fois de l’histoire, ceux-ci seront en minorité.

Ce changement attendu n’aura cependant pas empêché Elena Kagan, l’une des trois juges progressistes de la Cour suprême, de sonner l’alarme ces derniers mois sur la dérive idéologique de ses collègues conservateurs.

« Je ne parle pas d’une décision particulière ou d’une série particulière de décisions. Mais si, au fil du temps, la cour perd tout lien avec le public et le sentiment du public, c’est une chose dangereuse pour la démocratie », a-t-elle déclaré en juillet dernier lors d’un discours devant environ 500 juges et avocats au Montana.

Elle a été encore plus directe, le mois dernier, en affirmant que la Cour suprême risquait de perdre la confiance du public en ignorant le concept du « stare decisis », soit le respect des décisions déjà rendues.

« Cela ne ressemble pas à la loi lorsque de nouveaux juges nommés par un nouveau président arrivent et commencent à rejeter les vieilles affaires », a-t-elle déclaré le mois dernier lors d’un discours sur le campus d’une université catholique du Rhode Island.

Le président de la Cour suprême, John Roberts, a cru bon d’intervenir pour défendre les décisions controversées de ses collègues conservateurs.

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Ketanji Brown Jackson et John Roberts, président de la Cour suprême des États-Unis

« Toutes nos opinions sont ouvertes à la critique », a-t-il déclaré le mois dernier devant un groupe de juges et d’avocats. « En fait, nos membres font un excellent travail en critiquant certaines opinions de temps en temps. Mais le simple fait que les gens ne soient pas d’accord avec une opinion ne constitue pas une base pour critiquer la légitimité de la cour. »

Reste que l’ampleur de ces critiques ne peut être ignorée. Selon un sondage Gallup récent, seuls 40 % des Américains approuvent la performance de la Cour suprême, un plancher historique.

Le même sondage indique par ailleurs que 42 % des Américains, soit une pluralité, estiment que la Cour suprême est « trop conservatrice », un sommet.

Une des causes les plus attendues de la nouvelle session — Moore c. Harper — pourrait conforter ces Américains dans leur opinion. Les législateurs républicains de la Caroline du Nord veulent que la Cour suprême décrète que les tribunaux d’État n’ont aucun droit de regard sur les mesures prises par les législatures d’État en ce qui concerne les élections fédérales.

La cause découle d’une décision rendue en février dernier par la Cour suprême de la Caroline du Nord. Celle-ci a rejeté la nouvelle carte électorale dessinée par les républicains de l’État, concluant qu’elle diluait de façon intentionnelle et illégale le vote des démocrates.

Les républicains appuient leurs arguments sur une théorie juridique appelée « doctrine de la législature indépendante de l’État ». Certains juges de la Cour suprême des États-Unis, dont Clarence Thomas, Samuel Alito et Neil Gorsuch, souscrivent à divers degrés à cette doctrine selon laquelle la Constitution américaine réserve exclusivement aux législateurs d’État le contrôle du déroulement des élections fédérales.

Une décision favorable aux républicains de la Caroline du Nord pourrait s’appliquer à d’autres États clés, tels le Michigan, le Wisconsin et la Pennsylvanie.

Elle serait susceptible de compromettre encore davantage la légitimité de la Cour suprême des États-Unis, au vu du rôle crucial joué par les tribunaux d’État lors des contestations par Donald Trump et ses alliés des résultats de l’élection présidentielle de 2020.