Chaque mois, des millions de femmes utilisent des applications pour suivre leur cycle menstruel. Les données ainsi recueillies pourraient maintenant être utilisées pour incriminer des Américaines qui se font avorter.

L’invalidation de Roe c. Wade a ravivé de nombreuses craintes aux États-Unis. En révoquant le droit aux interruptions de grossesse, la Cour suprême a permis aux États d’imposer leurs propres restrictions sur l’avortement. Certains compteraient même le rendre illégal.

Dans l’éventualité d’une criminalisation de l’avortement, les données des applications de cycles menstruels pourraient servir de preuves au criminel.

Consultez Mieux comprendre l’invalidation de Roe c. Wade

Ces applications, qui invitent les femmes à inscrire leurs dates de menstruations, leur permettent de prévoir le moment de leurs règles. Elles peuvent aussi s’avérer utiles pour cerner le moment propice pour concevoir un enfant.

Mais s’il tombe dans les mains des antiavortements, cet outil technologique risque de devenir une arme pour incriminer des femmes choisissant d’interrompre leur grossesse qui vivraient dans l’un des États où l’avortement serait défendu.

Pour que des données puissent être utilisées comme preuves contre vous dans le cadre d’une véritable poursuite pénale, ce qui pourrait être le cas, il faudrait une cause probable pour obtenir un mandat.

MBernard Harcourt, professeur de droit à l’Université Columbia, aux États-Unis

En droit pénal américain, une cause probable ne requiert qu’une raison valable de croire qu’un crime a été commis. Les autorités policières peuvent alors obtenir un mandat de perquisition.

Selon l’avocat, la préoccupation des Américaines est légitime, puisqu’aux États-Unis, les mandats de perquisition sont pratique courante.

« Il suffit d’avoir une déclaration sous serment d’une personne indiquant qu’il y a une cause probable de croire que quelqu’un a commis un crime. »

Même son de cloche du côté de Bryn Williams-Jones, professeur de bioéthique à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, qui qualifie les États-Unis de « société de surveillance ». Selon ses dires, les craintes concernant la vente de données sont justifiées.

« Ce n’est pas si farfelu parce qu’il y a déjà des exemples d’États qui essaient de mettre en place des lois pour contrer le mouvement des femmes qui vont chercher à se faire avorter ailleurs », indique le bioéthicien.

Des données compromises

La vente de données soulève également des craintes, puisqu’elles pourraient atterrir chez certains groupes antiavortements, qui porteraient ensuite plainte contre des femmes s’étant fait avorter.

Il existe d’ailleurs plusieurs façons d’obtenir ces informations privées.

Quand une entreprise est vendue, la partie qui achète renvoie souvent le personnel [en place] et conserve la propriété intellectuelle, qui inclut toutes les données

Bryn Williams-Jones, professeur de bioéthique à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

La protection des renseignements au Canada n’inquiète toutefois pas beaucoup M. Williams-Jones, même s’il juge qu’il pourrait y avoir des risques.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Bryn Williams-Jones, professeur de bioéthique à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

« On utilise des applications souvent basées aux États-Unis. Mais notre protection de la vie privée est un peu plus encadrée qu’aux États-Unis, parce que chaque fois qu’on essaie de s’ingérer un peu dans l’espace privé des gens, on recule face à la levée de boucliers de la part de la société. »

Les applications et les groupes pro-choix réagissent

Plusieurs fondateurs d’applications de suivi de cycle menstruel ont réagi à l’éventualité que les données qu’elles recueillent se retournent contre leurs usagères.

« Mes applications sont 100 % privées, a écrit Gabrielle Lichterman sur son site MyHormonology. Il n’y a aucun moyen d’accéder aux données que vous entrez dans votre application, de les collecter ou de les partager. Cela n’a jamais été le cas. Et cela ne le sera jamais. Je crois d’abord en la confidentialité. »

Cette possibilité a également fait bondir des groupes pro-choix avec lesquels La Presse s’est entretenue.

« Les gens ont droit à la vie privée pour leurs décisions en matière de soins de santé et pour les décisions qu’ils prennent sur leur corps », indique Insiya Mankani, responsable des affaires publiques de l’organisme Action Canada for Sexual Health and Rights.

Les personnes à faible revenu et les personnes de couleur sont déjà sous surveillance de manière disproportionnée.

Cherisse Scott, directrice générale de l’association de droits reproductifs SisterReach

« Les surveiller sera encore plus facile, tout comme les faire entrer dans le système carcéral, ce qui constitue déjà une injustice, surtout pour les Noirs dans notre pays. »

Pour pallier le problème, SisterReach prépare une campagne de planification familiale qui « permettra aux femmes de suivre leur cycle sans utiliser d’application ».

D’après Action Canada for Sexual Health and Rights, les ressources utilisées à des fins de vente de données devraient être « redistribuées aux centres et aux organisations de santé sexuelle et reproductive qui pourraient aider à déstigmatiser l’avortement. »