En Floride, des groupes conservateurs bien organisés multiplient les pressionssur les écoles pour faire interdire des livres qu’ils jugent « obscènes » ou contraires aux « valeurs familiales ». Leurs efforts reflètent une tendance lourde observée à l’échelle nationale qui inquiète au plus haut point les organisations américaines de défense de la liberté d’expression.

Des dizaines de livres retirés d’un coup

Le district scolaire du comté de Walton, dans le nord-ouest de la Floride, a mis le feu aux poudres en avril en décidant de retirer « proactivement » d’un coup 24 livres des bibliothèques sous sa direction.

Le surintendant, Russell Hughes, a expliqué dans un communiqué que les livres en question avaient été trouvés dans une liste d’ouvrages jugés « inappropriés » par une organisation conservatrice, la Florida Citizens Alliance (FCA), qui se veut très critique du système d’éducation public.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE RUSSELL HUGHES

Russell Hughes

M. Hughes a précisé qu’il avait opté pour la prudence, et cherché à éviter toute complication juridique pour son personnel, en retirant d’emblée les exemplaires disponibles avant même que l’évaluation de leur contenu puisse commencer.

Il a précisé « ne pas avoir lu un seul mot » des livres ciblés, alimentant les critiques de résidants comme l’avocat Daniel Uhlfelder, qui reproche au district scolaire d’avoir trahi élèves et personnel en cédant à « la peur des poursuites ».

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Daniel Uhlfelder

La décision de restreindre l’accès à des idées va à l’encontre des principes fondateurs de notre pays.

Daniel Uhlfelder, avocat

Le militant démocrate associe l’interdiction de livres aux pratiques de régimes autoritaires.

La décision est d’autant plus choquante, dit-il, que la FCA est une organisation « extrême » sans lien direct avec le district scolaire et se distinguant par son hostilité envers la communauté LGBTQ.

Jonathan Friedman, de l’organisation Pen America, juge « alarmant » que le district scolaire ait décidé de retirer des livres, même temporairement, en se basant simplement sur la liste soumise plutôt que de reporter toute décision à ce sujet après avoir procédé à une évaluation approfondie, comme le prévoit le processus en place.

La liste de la FCA repose, dit-il, sur des évaluations subjectives faites par des individus sans expertise apparente dans le domaine et qui sont mal placés pour déterminer si un contenu donné peut être considéré comme « obscène » au sens de la loi.

La simple présence d’une scène de nature sexuelle ne permet pas de conclure qu’un livre donné est illégal, note M. Friedman.

Il souligne par ailleurs que nombre des évaluateurs de la FCA, qui sont souvent identifiés sommairement par leur nom de famille, semblent considérer le simple fait de représenter des familles LGBTQ dans un livre comme une forme de « pornographie » n’ayant pas sa place dans une école.

Le directeur de la FCA, Kevin Flaugh, maintient en entrevue que la liste en question est crédible et nomme des dizaines d’ouvrages susceptibles de contribuer à « l’endoctrinement sexuel » des enfants en faisant notamment la « promotion » de l’homosexualité ou du transgenrisme.

IMAGE FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Worm Loves Worm, de J. J. Austrian et Mike Curato

M. Flaugh a cité spontanément comme exemple un livre illustré intitulé Worm Loves Worm, dans lequel deux vers de terre décident de se marier et discutent pour savoir qui va jouer les rôles du marié et de la mariée.

Les évaluateurs de la FCA, dit-il, sont des « parents et des grands-parents » d’enfants d’âge scolaire qui « ont tout à fait le droit de faire valoir leur opinion » par rapport au matériel utilisé.

« Notre rôle est de signaler au système scolaire les ouvrages problématiques et c’est au système scolaire ensuite de faire son travail pour les évaluer », dit-il.

Le droit des élèves d’accéder à des idées « diversifiées »

La situation dans le comté de Walton est loin d’être unique en Floride. Plusieurs autres districts scolaires ont été ciblés par des demandes de retrait de livres similaires dans la dernière année.

Celui du comté de Polk, dans le centre de l’État, a notamment mis en branle en février un processus de révision ciblant 16 livres après avoir été saisi par une autre organisation conservatrice, County Citizens Defending Freedom (CCDF).

La quasi-totalité des ouvrages a finalement été rendue de nouveau disponible récemment, mais le district scolaire a annoncé son intention de mettre en place un système électronique devant permettre aux parents de décider quels livres leurs enfants peuvent consulter.

Un porte-parole du CCDF a indiqué par courriel à La Presse que l’organisation entendait surveiller de près la nature du mécanisme qui sera mis en place et n’hésitera pas à intenter des poursuites judiciaires s’il ne permet pas de « protéger les enfants » contre du matériel obscène.

La multiplication des pressions de ce type dans l’État a amené deux mères d’Orlando à créer le Florida Freedom to Read Project (FFTRP), qui vise à protéger le droit des élèves à accéder à de l’information et à des idées « diversifiées ».

L’une des fondatrices, Stephana Ferrell, indique que la nécessité de créer l’organisation lui est apparue en 2021 après que des militants d’une autre organisation conservatrice active dans l’État, Moms for Liberty, eurent réclamé le retrait d’un livre traitant de la vie d’un enfant transgenre.

Une élue scolaire a dit lors d’une réunion publique qu’elle souhaitait que le livre soit retiré des bibliothèques « en moins de 48 heures », faisant fi de la marche à suivre dans le cas d’une contestation.

Le FFTRP vise notamment à s’assurer, note Mme Ferrell, que les écoles suivent un processus détaillé en cas de demande de retrait de livre qui évite de donner la priorité aux exigences d’un groupe limité de parents au détriment des autres et repose sur l’apport de professionnels compétents.

PHOTO FOURNIE PAR STEPHANA FERRELL

Stephana Ferrell (à gauche) avec la cofondatrice du Florida Freedom to Read Project, Jen Cousins

Comme mère, je veux que mon enfant soit éduqué dans une salle de classe où ses opinions vont être défiées.

Stephana Ferrell, cofondatrice du Florida Freedom to Read Project (FFTRP)

La militante s’alarme du fait que l’État floridien semble vouloir encourager les efforts en cours pour faire interdire des livres.

Le gouvernement, dit-elle, a notamment adopté un projet de loi sur la « transparence » qui vise à faciliter l’accès aux listes de livres utilisés dans les écoles et à centraliser l’information sur les contestations enregistrées par les établissements, rendant leur répétition ailleurs plus probable.

Jonathan Friedman, de Pen America, note que ce type d’effet d’entraînement est fréquemment observé actuellement à l’échelle nationale. « Lorsqu’un livre apparaît dans la liste d’une organisation, ce n’est pas long qu’on le voie être ciblé dans plusieurs autres États », relève l’analyste, qui insiste sur l’importance du mouvement en cours.

Les demandes d’interdiction de livres ne sont pas l’apanage de groupes conservateurs, mais la demande émanant d’organisations de gauche à ce sujet s’est presque totalement estompée dans les dernières années, note M. Friedman.

Des livres traitant d’orientation sexuelle, d’identité de genre ou de questions raciales sont le plus souvent ciblés, selon la plus récente compilation réalisée par Pen America.

M. Friedman s’inquiète particulièrement du fait que nombre de politiciens républicains soutiennent activement les demandes d’interdiction, une posture qui n’est pas dénuée, selon lui, de considérations électoralistes.

Beaucoup veulent en faire un « enjeu clivant » en vue des prochaines élections, conclut-il.

Une campagne de censure différente

L’histoire américaine regorge d’épisodes où des groupes d’idéologies diverses tentent de faire retirer de la circulation des livres jugés inappropriés pour les élèves américains.

La récente augmentation en flèche du nombre de contestations enregistrées en milieu scolaire n’en demeure pas moins préoccupante, souligne Christopher Finan, qui chapeaute la Coalition nationale contre la censure (NCAC), un organisme luttant pour la défense de la liberté d’expression.

La poussée actuelle est largement le résultat, selon lui, d’un « mouvement conservateur » d’envergure qui n’est pas sans rappeler celui observé dans les années 1980 après l’élection de l’ex-président Ronald Reagan.

Dans un récent ouvrage intitulé How Free Speech Saved Democracy, M. Finan relate que l’arrivée de l’ex-acteur au pouvoir avait donné une « puissante impulsion » à une importante campagne de censure.

Plus de 800 contestations ont été enregistrées annuellement durant la première partie de la décennie par des parents s’attaquant à des ouvrages variés qui traitaient notamment de la vie sexuelle des adolescents, comprenaient du langage « vulgaire » ou représentaient des valeurs « antifamiliales ».

Comme c’est le cas aujourd’hui, dit le représentant de la NCAC, beaucoup de livres étaient décriés comme de la « pornographie » sur la base de passages limités « que les gens n’aiment pas » alors que la jurisprudence veut que l’œuvre soit appréciée dans son ensemble pour déterminer sa valeur et sa légalité.

La situation actuelle diffère de celle ayant eu cours dans les années 1980 par le fait qu’un grand nombre de politiciens républicains la soutenant se montrent disposés à légiférer pour empêcher « la circulation d’idées qu’ils n’aiment pas » en classe.

PHOTO FOURNIE PAR LA COALITION NATIONALE CONTRE 
LA CENSURE (NCAC)

Christopher Finan

L’adoption de lois qui restreignent l’enseignement de certaines idées est inusitée et inquiétante.

Christopher Finan, de la Coalition nationale contre la censure (NCAC)

M. Finan cite en exemple l’adoption par plusieurs États de restrictions portant sur la manière dont le racisme et l’histoire de l’esclavage doivent être abordés.

Ces initiatives sont en partie une réaction, dit-il, aux transformations culturelles suscitées par le mouvement Black Lives Matter qui semblent alarmantes aux yeux de nombre de politiciens conservateurs et de leurs partisans.

« Ils ont le droit de répondre et de faire valoir leur point de vue, pourvu qu’ils n’essaient pas de restreindre les discussions », souligne le représentant de la NCAC, qui n’observe pas de volonté de légiférer similaire chez les élus démocrates américains.

Quelques exemples de livres ciblés

Gender Queer

Selon l’American Library Association, le livre écrit par Maia Kobabe est celui qui a fait l’objet du plus grand nombre de contestations aux États-Unis en 2021. Il relate le parcours, sous forme de bande dessinée, de cette personne non binaire et montre notamment les difficultés rencontrées durant l’adolescence. Le groupe conservateur Moms for Liberty affirme qu’il contient des scènes sexuelles « obscènes », dont une fellation, qui le rendent inapproprié pour des mineurs.

The Kite Runner (Les cerfs-volants de Kaboul)

Le roman de l’auteur américain d’origine afghane Khaled Hosseini a été publié en 2003 et est rapidement devenu un best-seller vendu à des millions d’exemplaires. Il raconte la vie d’Amir, un garçon de Kaboul, au fil de décennies d’instabilité en Afghanistan. Une scène importante relate une agression sexuelle subie par un ami du protagoniste. La scène en question est évoquée comme un exemple d’obscénité dans un rapport du groupe conservateur Florida Citizens Alliance, qui définit le livre comme un ouvrage à censurer bien que la personne l’ayant révisé au nom de l’organisation lui reconnaisse une valeur littéraire « significative ».

And Tango Makes Three

Ce livre d’illustrations raconte l’histoire de deux manchots mâles au zoo de Central Park, à New York, qui se voient confier un œuf non éclos par le gardien. Ils le couvent à tour de rôle et prennent en charge l’oisillon qui naît. Son utilisation dans le système scolaire a été contestée à de nombreuses reprises depuis 2005. Le groupe conservateur Florida Citizens Alliance recommande notamment qu’il soit interdit sous prétexte qu’il vise à « impressionner » de jeunes enfants afin de les amener à « accepter le mode de vie homosexuel ».

All Boys Aren’t Blue

Ce livre autobiographique relate la jeunesse du journaliste et militant queer noir George Johnson. Le Huffington Post a écrit qu’il s’agit d’un « témoignage sans concession » permettant « d’ouvrir un espace pour que les jeunes queers noirs » puissent être vus et entendus. Il a été interdit dans une dizaine d’États américains. En 2021, une ex-enseignante a porté plainte à la police contre le surintendant du district scolaire du comté de Flagler, en Floride, sous prétexte qu’il avait autorisé ce livre parlant notamment de sexe oral et de masturbation. Le dossier a été classé sans suite, mais le livre a été retiré des bibliothèques locales.

En savoir plus
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    Nombre de contestations ciblant des livres utilisés en milieu scolaire ou universitaire en 2021. Elles portaient sur près de 1600 ouvrages distincts.
    Source : American Library Association
    156
    Nombre de contestations enregistrées l’année précédente
    Source : American Library Association