(New York) C’est l’histoire d’une arme connue sous le nom de « filibuster », et qui causera peut-être la mort du prochain projet de loi sur les armes à feu au Sénat des États-Unis.

Aux XIXe et XXsiècles, les partisans de l’esclavage et de la ségrégation raciale l’ont déployée pour empêcher ou retarder l’adoption de lois menaçant leurs intérêts ou visées suprémacistes.

Au XXIsiècle, les alliés de la National Rifle Association s’en servent pour enterrer toute mesure destinée à restreindre l’accès aux armes à feu.

On les a vus à l’œuvre le 17 avril 2013, soit quatre mois et trois jours après la tuerie de l’école primaire Sandy Hook. Ce jour-là, le Sénat a tenu des votes sur trois mesures voulues par Barack Obama. Les deux premières, qui visaient à bannir certains fusils d’assaut et les chargeurs grande capacité, ont été rejetées par des majorités.

Mais la troisième jouissait de l’appui de 55 sénateurs sur 100 (et, selon les sondages, de 90 % des Américains). Elle visait à généraliser l’examen des antécédents psychiatriques et judiciaires des acheteurs d’armes. Elle n’en a pas moins été zigouillée à l’aide d’un « filibuster » auquel ont souscrit 41 sénateurs républicains et quatre démocrates élus dans des États conservateurs (Alaska, Arkansas, Montana et Dakota du Nord).

Comment une minorité de sénateurs peut-elle ainsi imposer ses volontés ?

Avant d’aller aux origines de cette règle confondante, un rappel : depuis 1975, sauf exception, il suffit à un seul sénateur d’annoncer un « filibuster » pour que l’adoption d’un projet de loi nécessite non pas une majorité simple, mais une super majorité de 60 voix.

Voilà pourquoi l’adoption d’un projet de loi sur les armes à feu est incertaine, voire improbable, dans la foulée des massacres de Buffalo et d’Uvalde.

Voilà aussi pourquoi cette règle n’a jamais été autant contestée.

L’erreur d’Aaron Burr

Une erreur est à l’origine du « filibuster », selon la politologue Sarah Binder. En 1805, le vice-président Aaron Burr a convaincu les sénateurs d’éliminer une règle du Sénat permettant de clore les débats sur un projet de loi par un vote à la majorité simple, au prétexte que cette règle était superflue.

Elle ne l’était pas. Et, à partir de 1841, le sénateur démocrate de Caroline du Sud John Calhoun, grand défenseur de l’esclavage, a exploité cette erreur pour bloquer ou repousser l’adoption de projets de loi opposés par les États du Sud. Ses collègues esclavagistes et lui pouvaient ainsi paralyser le Sénat pendant des jours ou des semaines en discourant de façon ininterrompue dans l’hémicycle du Sénat.

Et Calhoun traitait de « tyran » quiconque tentait de mettre fin à cette première forme du « filibuster », comme le rappelle Adam Jentleson dans Kill Switch – The Rise of the Modern Senate and the Crippling of American Democracy, le livre sur l’histoire du Sénat qu’il a fait paraître l’an dernier.

En 1917, le Sénat a fini par corriger l’erreur de Burr. En vertu de la « règle 22 », la Chambre haute du Congrès pouvait désormais clore les débats sur un projet de loi par un vote à la majorité des deux tiers.

Mais la nouvelle règle n’a pas mis fin au « filibuster ». À partir des années 1930, cette super majorité de 67 voix est devenue un obstacle qui a permis au sénateur démocrate de Géorgie Richard Russell et à ses collègues ségrégationnistes du Sud de torpiller plusieurs projets de loi sur les droits civiques, y compris une mesure pour combattre le lynchage des Noirs.

Russell et son groupe ont fini par plier l’échine le 10 juin 1964. Après 60 jours de débats et un ultime discours de 14 heures et 13 minutes du sénateur démocrate de Virginie Robert Byrd, les dirigeants du Sénat ont réussi à réunir les voix nécessaires pour surmonter l’obstacle des 67 voix et mettre fin au « filibuster » qui empêchait l’adoption de la future Loi sur les droits civiques de 1964.

Le zèle de Mitch McConnell

« Le filibuster a principalement servi à permettre à une minorité de conservateurs majoritairement blancs de passer outre notre système démocratique lorsqu’ils se sont retrouvés en infériorité numérique », écrit Adam Jentleson dans Kill Switch.

Ça demeure vrai de nos jours. Certes, les démocrates contemporains ont utilisé le « filibuster » pour frustrer quelques projets conservateurs, dont la privatisation du régime de retraite public (Social Security) voulue par George W. Bush en 2005. Mais aucun dirigeant du Sénat n’a manié cette arme avec autant de zèle que le sénateur républicain du Kentucky Mitch McConnell.

De 1941 à 1971, le Sénat a tenu seulement 35 votes pour mettre fin à un « filibuster ». Or, au cours des deux premières années de la présidence de Barack Obama, alors que Mitch McConnell était chef de la minorité, il en a tenu 91.

Au fil de l’ère Obama, le « filibuster » a contribué à la mort de projets de loi sur le climat, l’immigration et, bien sûr, les armes à feu, entre autres.

Pourquoi ne pas s’en débarrasser ? Les sénateurs démocrates pourraient le faire en tenant un vote à la majorité simple. Ils disposent de 51 voix, en comptant celle de la vice-présidente, Kamala Harris, à titre de présidente du Sénat. Mais au moins deux membres de leur groupe, Joe Manchin (Virginie-Occidentale) et Kyrsten Sinema (Arizona), s’y refusent. Le sénateur Manchin a notamment fait valoir que le « filibuster » faisait partie de la « tradition du Sénat » depuis sa création.

C’est faux. Comme le démontre le livre Kill Switch, aucun des Pères fondateurs n’a envisagé une Chambre haute où l’adoption des lois nécessiterait une super majorité. « Un système où la minorité l’emporterait sur la majorité serait contraire aux pratiques courantes des assemblées de tous les pays et de tous les âges », estimait Benjamin Franklin, pour ne citer que lui.

Or, de nos jours, il suffit à un sénateur d’appeler une ligne spéciale pour annoncer un « filibuster » et imposer ainsi l’obstacle des 60 voix. Il n’a même pas à discourir devant ses collègues, comme à l’époque de John Calhoun ou de Richard Russell. Le « filibuster » est devenu « silencieux », selon l’expression convenue. Mais il tue aussi efficacement. Et rien ne plaît davantage à la National Rifle Association.

Quelques chiffres

88 % : pourcentage des Américains favorables à un examen des antécédents psychiatriques et judiciaires de tous les acheteurs d’arme à feu

75 % : pourcentage des Américains favorables à la création d’une banque de données nationale contenant des informations sur chaque vente d’arme à feu

67 % : pourcentage des Américains favorables à l’interdiction des fusils d’assaut

Selon un sondage Politico/Morning Consult publié le 26 mai dernier