La Floride multiplie, avec l’appui enthousiaste du gouverneur républicain Ron De Santis, les lois restrictives pour baliser ce qui peut se dire dans les salles de classe de l’État. La plus controversée, qui limite les discussions sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre au nom « des droits des parents », est dénoncée par la communauté LGBTQ comme une attaque rétrograde aux conséquences potentiellement catastrophiques. Notre journaliste s’est rendu sur place pour faire le point.

(Orlando) « Ils veulent nous renvoyer dans le placard »

La fille transgenre de Lindsay McClelland, Jane*, a vécu un traumatisme il y a quelques semaines après qu’une autre élève eut révélé à la ronde le fait qu’elle est née dans un corps de garçon.

« Tu es là dans la cour d’école à faire tes trucs sans importuner personne et soudainement des enfants viennent te voir et te demandent, si c’est vrai que tu es un gars. La part la plus vulnérable de ton être est exposée », relate la mère floridienne.

L’élève responsable d’avoir divulgué le secret de son enfant a été sanctionnée, mais Jane, qui est âgée de 11 ans, demeure profondément marquée.

« Elle m’a dit qu’elle ne ferait plus jamais confiance à personne. Et qu’elle ne se sent pas en sécurité à l’école de parler de qui elle est », relève Mme McClelland, qui craint de voir la situation de sa fille se détériorer plus encore avec l’entrée en vigueur de la loi 1557 à compter du 1er juillet.

Le directeur de l’école m’a dit qu’il ne sait pas comment il va pouvoir faire à l’avenir pour protéger les enfants dans ce type de situation sans risquer de subir des problèmes légaux.

Lindsay McClelland, mère d’une fille transgenre de 11 ans

PHOTO DOUGLAS R. CLIFFORD, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le gouverneur républicain Ron De Santis promulgue la loi 1557, dans une école de Shady Hills, en Floride, le 28 mars.

La loi en question, approuvée fin mars par le gouverneur républicain Ron De Santis, interdit tout enseignement ayant trait à l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de la maternelle à la 3année et tout enseignement à ce sujet aux niveaux supérieurs qui n’est pas « approprié » en matière d’âge ou de développement des élèves.

Elle prévoit par ailleurs que les parents pourront poursuivre l’école de leur enfant s’ils estiment que ces balises n’ont pas été respectées, ouvrant la porte à de coûteux processus judiciaires.

Le gouverneur De Santis a déclaré, en approuvant formellement la nouvelle loi fin mars, que son objectif était de « défendre le droit des parents et le rôle fondamental qu’ils jouent dans l’éducation de leurs enfants ».

Il a précisé que les parents devraient être « protégés des écoles qui utilisent l’enseignement en classe pour sexualiser des enfants ayant seulement 5 ans ».

Un des instigateurs du projet de loi, le sénateur Dennis Baxley, a expliqué de son côté qu’il était « préoccupé » par la possibilité que des enfants « expérimentent » différentes « sortes d’identité » après y avoir été exposés en classe.

L’initiative gouvernementale est saluée par Moms for Liberty, une organisation conservatrice formée l’année dernière par deux Floridiennes ayant d’abord milité contre les politiques sanitaires adoptées dans le cadre de la pandémie de COVID-19. Elle dit compter aujourd’hui des membres dans plus d’une trentaine d’États.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Tiffany Justice

L’une de ses fondatrices, Tiffany Justice, a indiqué en entrevue que les parents veulent jouer un rôle beaucoup plus actif dans le système éducatif et pouvoir s’assurer que leurs enfants ne sont soumis à aucune forme d’« endoctrinement ».

Le gouverneur, dit-elle, a raison de vouloir mettre un frein aux efforts faits en milieu scolaire « pour faire avancer le programme LGBTQ ».

Mme Justice pense qu’il aurait dû aller encore plus loin sur la question de l’identité de genre et interdire toute évocation du concept sans égard au niveau de scolarité puisque l’idée qu’un « homme peut être une femme » ou vice-versa est, selon elle, une « fabrication » susceptible de créer des « dommages irréversibles » chez les enfants.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Carlos Guillermo Smith

Carlos Guillermo Smith, un député floridien homosexuel qui représente une circonscription à l’est d’Orlando, se désole de la « rhétorique extrême » utilisée en appui à la loi, qui vise, selon lui, à « renvoyer dans le placard » les membres de la communauté LGBTQ.

L’élu s’indigne de voir que le gouverneur est allé jusqu’à suggérer que les personnes soucieuses de protéger l’enseignement des questions d’orientation sexuelle et d’identité de genre au primaire font le jeu des pédophiles ou sont elles-mêmes des prédateurs sexuels.

« C’est le plus vieux stéréotype anti-LGBTQ », note M. Smith, qui craint de voir le milieu scolaire se censurer à grande échelle par peur de poursuites.

« On voit déjà ce que ça va donner », relève le député en évoquant le cas d’une école qui souhaitait bloquer la sortie du livre des finissants parce qu’elle contenait des images de manifestations contre la loi 1557.

Un jeune militant s’est fait dire par ailleurs que son école couperait le micro s’il s’avisait durant son discours de fin d’études d’évoquer son opposition à l’initiative gouvernementale.

Les dispositions de la loi placent les enseignants et les écoles dans une position « horrible », relève Lindsay McClelland, qui se demande si le personnel aura le courage de mener enquête si sa fille est de nouveau victime d’actes d’intimidation à l’avenir.

On peut imaginer qu’un parent va vouloir intervenir en entendant le mot “trans”. C’est le niveau d’hostilité des gens envers les personnes transgenres qui va déterminer comment ils réagiront.

Lindsay McClelland, mère d’une fille transgenre de 11 ans

La résidante de Tampa a décidé de prendre le taureau par les cornes en s’associant, comme plaignante, à une poursuite lancée contre le gouverneur De Santis pour casser la loi.

PHOTO JOHN RAOUX, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Sur ce panneau souhaitant la bienvenue aux visiteurs, des opposants à la loi 1557 ont transformé le surnom officiel de la Floride. The Sunshine State devient ainsi « The Don’t say gay or trans State ».

Lancée en collaboration avec Equality Florida, une importante ONG locale, la poursuite en question dépeint l’initiative républicaine comme une atteinte inacceptable à la liberté d’expression et au droit à l’égalité.

« Cet effort pour contrôler de jeunes cerveaux à travers la censure d’État – et à dénigrer du même coup les vies des personnes LGBTQ en niant leur réalité – représente un grave abus de pouvoir », soulignent les requérants dans le document, déposé fin mars.

Même des gestes anodins, comme la production par un enfant d’un dessin représentant ses parents homosexuels, sont susceptibles de poser problème tant la loi est vague, note l’avocate chapeautant la poursuite, Robbie Kaplan.

« À sa face même, il est clair qu’elle empêche de jeunes enfants et de moins jeunes de dire qui ils sont, qui sont leurs parents », dit MKaplan.

L’idée qu’ils ne peuvent pas exprimer leur identité est une manière d’en faire des citoyens de seconde classe.

Robbie Kaplan, avocate responsable d’une poursuite lancée contre le gouverneur Ron De Santis

Lindsay McClelland espère que la démarche devant les tribunaux sera couronnée de succès.

« Ma fille mérite de pouvoir parler d’elle et de ne pas être présentée comme une menace pour les autres », conclut-elle.

* Prénom fictif

Ce que dit la loi 1557

Elle interdit tout enseignement lié à l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de la maternelle à la troisième année de primaire et limite de manière imprécise l’évocation de ces concepts aux niveaux supérieurs. Bien qu’elle porte officiellement sur « les droits des parents en éducation », ses détracteurs la désignent comme la loi « Don’t say gay » (« Ne parlez pas des gais »).

Déterminés à tenir tête

PHOTO OCTAVIO JONES, ARCHIVES REUTERS

Opposants et partisans de la loi 1557 se font face devant le parc d’attractions Walt Disney World à Orlando, en Floride, le 16 avril.

Des membres de la communauté LGBTQ sont propulsés au premier plan de la bataille contre la nouvelle loi floridienne.

Clinton McCraCken

Ce professeur d’arts, qui enseigne dans une école publique d’Orlando, parle d’expérience lorsqu’il dit que la nouvelle loi restreignant les échanges sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre risque d’avoir un impact dévastateur sur les élèves floridiens liés à la communauté LGBTQ.

L’homme de 49 ans, élevé au Missouri dans une famille pentecôtiste ultraconservatrice, a vécu des années de questionnement difficiles dans une solitude extrême avant de pouvoir accepter et assumer publiquement son homosexualité à l’université.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Clinton McCracken

J’avais des pensées suicidaires pratiquement tous les jours. J’étais constamment bombardé d’insultes parce que j’avais des manières efféminées.

Clinton McCracken

M. McCracken a finalement trouvé un peu de réconfort au secondaire dans la classe d’une enseignante en arts consciente de ses difficultés.

« Je me sentais en sécurité. Je savais qu’elle ne laisserait personne s’en prendre à moi », souligne le Floridien d’adoption, récemment nommé président d’un important syndicat d’enseignants. Ses membres sont conscients, dit-il, de l’importance de créer de tels espaces sûrs pour les enfants fragilisés, mais ils risquent de voir leur tâche se compliquer grandement avec la nouvelle loi.

La définition « vague » des restrictions et les risques de poursuite qui en découlent créent un malaise et ont déjà commencé à faire sentir leurs effets. « Certains de mes collègues ont décidé de ne plus porter de macarons liés à la communauté LGBTQ parce qu’ils craignent d’avoir des problèmes », note M. McCracken, qui reproche au gouverneur Ron De Santis de vouloir marquer des points politiques au détriment des enfants. « Son but est de courtiser les partisans radicaux de [l’ex-président] Donald Trump en vue de devenir lui-même président », dit l’enseignant, qui reçoit la loi comme un affront personnel.

« C’est vraiment blessant. Le gouvernement insinue qu’il y a quelque chose d’inapproprié, de sale, dans le fait d’être homosexuel et qu’il faut protéger les enfants comme si j’étais une menace alors que ma principale préoccupation est de les aider », relève M. McCracken, qui s’est marié avec son conjoint de longue date en 2012. « Je pensais vraiment qu’on était rendus à un stade où les droits LGBTQ étaient acceptés », dit-il.

Will Larkins

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

Will Larkins, lors d’une manifestation

L’élève de 17 ans, qui chapeaute l’organisation queer de l’école secondaire Winter Park, en banlieue nord d’Orlando, est devenu l’un des fers de lance de la bataille lancée contre la nouvelle loi floridienne 1557. Will Larkins a notamment organisé fin mars une importante manifestation qui a vu des centaines de jeunes de son école secondaire descendre dans la rue pour faire entendre leur colère et témoigné devant le Sénat floridien pour tenter d’inciter les législateurs à faire marche arrière.

Lorsque La Presse l’a rencontré, le militant revenait d’un voyage éclair à New York avec un groupe d’opposants à la loi qui se sont vu remettre un prix pour la qualité de leur campagne en ligne. Un honneur qui n’a fait que renforcer sa détermination.

Je n’arrêterai pas de faire campagne et personne d’autre ne va arrêter non plus. Les choses vont s’intensifier jusqu’aux élections de novembre.

Will Larkins

Will Larkins s’attend à ce que le gouverneur Ron De Santis soit puni dans les urnes.

Le politicien cherche à ses yeux à faire un bénéfice politique sur le dos de la communauté LGBTQ, mais a fait une erreur puisque l’adoption de la nouvelle loi a ouvert les yeux d’une partie de la population et favorisé un vaste mouvement de solidarité sociale. « À ma propre école, les choses ont changé rapidement, radicalement », souligne l’élève, qui dit avoir subi dans sa première année au sein de l’établissement de multiples actes d’intimidation.

« L’une de mes enseignantes m’a littéralement sauvé la vie en novembre en me soutenant après que je me suis quasiment fait battre lors d’une fête. Je pense que ces espaces scolaires sûrs sont menacés », dit Will Larkins, qui craint de voir plusieurs jeunes élèves privés du soutien dont ils ont besoin. « Ce qui s’enseigne à l’école ne devrait pas être déterminé par des personnes entretenant des croyances haineuses », conclut l’élève.

La question du racisme aussi ciblée

En plus de restreindre l’enseignement lié à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, l’État floridien s’intéresse de près à la manière dont le racisme, et son rôle dans le développement du pays, est présenté dans les classes.

PHOTO DANIEL A. VARELA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le gouverneur De Santis est applaudi par ses partisans alors qu’il vient de signer la loi HB7, surnommée « stop woke », dans une école de Hialeah Gardens, en Floride, le 22 avril

Une loi anti-woke

Le gouverneur Ron De Santis a approuvé une autre loi en avril qui vise à empêcher « quiconque de se faire enseigner qu’il n’est pas égal aux autres ou qu’il devrait se sentir honteux en raison de son appartenance raciale ». « En Floride, nous ne laisserons pas le programme woke d’extrême gauche prendre le contrôle de nos écoles et de nos milieux de travail. »

La culpabilité blanche

L’intervention de la Floride reflète la conviction, dans les rangs républicains, que nombre d’élèves sont soumis à un enseignement militant mettant en relief l’importance du racisme institutionnel qui aurait pour objectif ultime de culpabiliser la population blanche. La loi floridienne précise notamment à ce titre qu’aucun individu ne devrait, en raison de la couleur de sa peau, ressentir de « responsabilité personnelle », de « culpabilité » ou d’angoisse pour des « gestes commis dans le passé » par d’autres personnes de même couleur que lui.

La Floride veut s’assurer que nos élèves reçoivent un enseignement objectif relativement aux évènements et aux faits historiques, pas un endoctrinement.

Le sénateur républicain Manny Diaz Jr.

À l’université aussi

L’État floridien prévoit que la loi s’applique aussi à l’université et menace d’imposer d’importantes sanctions financières aux établissements qui refusent de s’y conformer. Certaines universités ont produit des guides à l’attention de leur personnel afin de ne pas contrevenir aux dispositions de la loi une fois qu’elle sera mise en application, à partir du 1er juillet.

« Un exercice politique terriblement cynique »

Les Standiford, écrivain qui enseigne la créativité littéraire à l’Université internationale de Floride, à Miami, pense que le gouverneur De Santis cherche à mobiliser sa base politique tout en sachant que la loi a peu de chances de survivre à une éventuelle contestation judiciaire. « C’est un exercice politique terriblement cynique », relève le professeur, qui ne s’attend pas à devoir réviser ses façons de faire. « Ils veulent faire croire que les salles de classe sont remplies de professeurs gauchistes enragés qui forcent les nouveaux étudiants à se sentir mal […] C’est un problème qui n’existe pas », ajoute-t-il.

L’objectif de la loi est de miner les efforts en cours pour venir à bout de formes persistantes de discrimination qui perdurent depuis des siècles.

Les Standiford, professeur à l’Université internationale de Floride

Cette loi dangereuse reflète une tendance nationale visant à édulcorer l’histoire et à restreindre la liberté d’expression dans les classes et les milieux de travail.

Amy Turkel, directrice de la section floridienne de l’American Civil Liberties Union (ACLU)

Une quarantaine d’États

Pen America, une organisation qui défend la liberté d’expression, note dans une récente analyse que la Floride est loin d’être le seul État à vouloir limiter activement par un projet de loi la liberté d’expression en milieu scolaire (education gag orders). Pas moins de 175 projets de loi de cette nature ont été mis de l’avant dans une quarantaine d’États depuis janvier 2021. De ce nombre, 15 ont été formellement approuvés et 103 sont toujours en traitement.

Parmi les 103 projets de loi toujours à l’étude :

  • 97 ciblent l’éducation primaire et secondaire aux États-Unis
  • 42 visent l’éducation universitaire.
  • 57 prévoient des punitions pour les personnes ou les établissements fautifs.

Des idées « antiaméricaines »

Selon Pen America, nombre de ces projets de loi visent à censurer la diffusion d’idées jugées « antiaméricaines » par les élus, à encadrer l’enseignement sur l’esclavage et le racisme et à « prohiber les discussions sur l’injustice contemporaine ». Certaines sont formulées très vaguement, comme la loi 1012, au Dakota du Sud, qui empêche les universités de forcer étudiants et employés à suivre des formations faisant la promotion de « concepts clivants ».