(New York) Une des dispositions du projet de loi semble sortir tout droit de l’époque où l’esclavage sévissait encore aux États-Unis.

Adoptée à la fin du mois d’avril par les parlementaires du Connecticut, elle interdit l’extradition vers un autre État de tout individu qui pratique ou facilite l’avortement dans le Constitution State. La mesure pourrait être nécessaire si des femmes originaires d’un État où l’avortement est considéré comme un homicide – une nette possibilité après un renversement de l’arrêt « Roe c. Wade » – se rendent au Connecticut pour mettre fin à une grossesse non désirée. Elle est inspirée des mesures mises en place avant la guerre de Sécession par des États libres où se réfugiaient les esclaves fugitifs.

Les parallèles entre l’esclavage et l’avortement ne datent pas d’hier. Dans Burning Questions, son récent recueil d’essais, Margaret Atwood utilise une métaphore qui fait depuis longtemps partie de l’arsenal rhétorique de certains militants pro-choix.

Personne ne force les femmes à avorter. Personne non plus ne devrait les forcer à subir un accouchement. Imposez l’accouchement si vous le souhaitez, mais appelez au moins cette imposition par ce qu’elle est. C’est de l’esclavage : la prétention de posséder et de contrôler le corps d’autrui, et de profiter de cette prétention.

Margaret Atwood, auteure de La servante écarlate

Le mouvement antiavortement n’est pas en reste. Il compare depuis des décennies l’arrêt « Roe c. Wade » à la décision « Scott c. Sandford », qui est considérée par les experts comme la pire jamais rendue par la Cour suprême. Rédigée par le président de la plus haute juridiction américaine en 1857, elle concluait que les Noirs, libres ou esclaves, ne pouvaient être citoyens des États-Unis et que le Congrès avait outrepassé son autorité en interdisant l’esclavage dans les nouveaux territoires américains.

Dans ce cas-ci, c’est l’enfant à naître qui est assimilé à un esclave.

PHOTO AMANDA ANDRADE-RHOADES, ASSOCIATED PRESS

Manifestation pour le droit à l’avortement devant la Cour suprême, à Washington, samedi

De Taney à Alito

« [“Roe”] n’est pas la première fois que notre pays est divisé par une décision de la Cour suprême qui nie la valeur de certaines vies humaines. La décision “Dred Scott” de 1857 n’a pas été annulée en un jour, ni en un an, ni même en une décennie », a déclaré l’ancien président républicain Ronald Reagan, moins de 10 ans après l’arrêt historique qui reconnaissait aux femmes un droit constitutionnel à l’avortement.

Il a, en fait, fallu une guerre civile et deux amendements, les 13e et 14e, adoptés en 1865 et en 1868, pour annuler la décision « Scott c. Sandford ».

L’arrêt « Roe c. Wade » n’a pas encore été officiellement renversé. Mais de nombreux experts et commentateurs comparent ces jours-ci le brouillon du juge Samuel Alito à la décision du juge Roger Taney dans l’affaire Dred Scott.

Ce dernier pensait apaiser les vives tensions qui déchiraient les États-Unis autour de la question de l’esclavage au milieu du XIXsiècle. En imposant son point de vue pro-esclavagiste, il ne fit que contribuer à une guerre civile qui tua environ 620 000 soldats de 1861 à 1865.

Dans son avant-projet de décision, le juge Alito croit aussi trouver une solution aux « conséquences néfastes » de l’arrêt « Roe c. Wade ». Il propose de retirer aux femmes ce droit constitutionnel qui leur est reconnu depuis près de 50 ans et de confier aux États le soin de décider si ces dernières pourront se faire avorter à l’intérieur de leurs frontières ou même ailleurs aux États-Unis.

Or, en imposant son point de vue antiavortement, le juge Alito pourrait contribuer à son tour à exacerber les tensions qui écartèlent son pays.

Ce n’est plus le droit de posséder des esclaves qui marquerait la division des États américains, mais le droit de se faire avorter.

Et ce, même si les sondages récents indiquent qu’une forte majorité d’Américains s’oppose au renversement de l’arrêt « Roe c. Wade ».

De Lincoln à Biden

Les démocrates voudront exploiter cette opposition au cours des prochains mois, y voyant un thème susceptible de les aider à l’occasion des élections de mi-mandat, qui auront lieu en novembre.

Ils s’attelleront à la tâche dès mercredi en tenant au Sénat un vote sur un projet de loi destiné à codifier l’arrêt « Roe c. Wade » dans la loi fédérale. Ils savent déjà qu’ils ne parviendront pas à réunir les 60 voix sur 100 nécessaires pour faire avancer le texte, en vertu d’une règle connue sous le nom de « filibuster ».

Mais ils espèrent attirer l’attention de l’électorat sur le vote des sénateurs républicains.

Toute l’Amérique va regarder. Les républicains ne pourront pas se cacher du peuple américain, et ils ne pourront pas se cacher de leur rôle dans la fin de “Roe”.

Chuck Schumer, chef de la majorité au Sénat, en annonçant la tenue du vote jeudi dernier

Certains militants pro-choix auraient préféré que Joe Biden s’inspire d’Abraham Lincoln dès le début de sa présidence pour éviter de se retrouver dans la situation actuelle. Durant la guerre civile, le premier président républicain a convaincu le Congrès de faire passer le nombre de juges de la Cour suprême de neuf à dix afin d’assurer une majorité anti-esclavagiste et pro-unioniste.

Mais Joe Biden a refusé d’appuyer les demandes de la gauche démocrate en faveur de l’ajout de plusieurs postes de juges à la Cour suprême. Ajout qui aurait eu pour effet de contrebalancer les manœuvres des républicains ayant mené aux confirmations controversées des juges conservateurs Neil Gorsuch et Amy Coney Barrett.

De toute façon, dans l’état actuel des choses, un « élargissement » de la Cour suprême aurait nécessité l’abolition du « filibuster », solution à laquelle au moins deux sénateurs démocrates – Joe Manchin et Kyrsten Sinema – sont opposés.

Or, après l’élection d’un président républicain, les sénateurs de ce parti hésiteraient-ils à abolir le « filibuster » pour adopter une loi interdisant l’avortement à l’échelle nationale, ce qui représente une possibilité ? La réponse pourrait rendre encore plus troublante la métaphore de Margaret Atwood.

Une « gifle » pour les femmes

Les élus démocrates américains ont affiché dimanche leur détermination à défendre le droit à l’avortement. La Cour suprême a « giflé les femmes » en ne respectant pas leur habilité à choisir « le moment » pour fonder une famille et la « taille » de cette dernière, a dénoncé la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, sur CBS. « Il s’agit de quelque chose de tellement sérieux, personnel, et irrespectueux envers les femmes. » La sénatrice démocrate Kirsten Gillibrand a promis de se battre afin que le droit à l’avortement reste garanti, promettant de « ne pas abandonner ». « C’est le plus grand combat d’une génération. Nous serions des demi-citoyennes selon cette décision. Et si cela devient une loi, cela changera les fondements de l’Amérique », a-t-elle affirmé sur CNN. L’élue républicaine Nancy Mace, opposée à l’avortement, a de son côté plaidé pour une exception en cas de viol. Expliquant avoir été elle-même violée, Nancy Mace a affirmé sur CBS que compte tenu du « traumatisme physique, émotionnel », cette décision devrait être prise par la femme concernée, « son médecin » et « Dieu ».

Agence France-Presse