En mettant fin au droit à l’avortement, la Cour suprême est sur le point de créer un système où « les femmes les plus pauvres et les plus vulnérables de la société n’auront nulle part où se tourner », explique Caitlin Knowles Myers, professeure d’économie au Collège Middlebury et experte en données sur les politiques de la reproduction. Discussion.

Qu’avez-vous pensé cette semaine de la fuite du projet d’opinion qui montre que les jours du droit à l’avortement aux États-Unis semblent être comptés ?

J’ai été surprise qu’il y ait une fuite, puis j’ai été choquée et désemparée de lire, dans le projet d’opinion, que la Cour suprême avait tout simplement décidé d’ignorer les données scientifiques rigoureuses qui lui avaient été présentées. C’est stupéfiant de lire que la Cour dit qu’elle « ne peut savoir » quels seront les effets d’une invalidation du droit à l’avortement, alors que tellement de scientifiques leur ont fourni des preuves solides sur ces effets.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU COLLÈGE MIDDLEBURY

Caitlin Knowles Myers, professeure d’économie au Collège Middlebury et experte en données sur les politiques de la reproduction

Quelles seront ces répercussions ?

Selon mes calculs, dans les États qui interdiront l’avortement, environ une femme sur quatre qui désire avoir un avortement ne réussira pas à sortir de son État pour se rendre dans une clinique qui offre ce service. On évalue à 100 000 par année le nombre de femmes qui ne pourront pas se rendre là où les cliniques d’avortement seront toujours ouvertes. Parmi elles, environ 75 000 sont susceptibles de mener leur grossesse à terme.

Et ce nombre est probablement trop bas, car il suppose que les 300 000 femmes qui auront les moyens de se rendre dans un autre État pour avoir un avortement seront capables d’obtenir un rendez-vous, ce qui est loin d’être assuré. N’oublions pas que les cliniques des États limitrophes seront submergées par la demande. Par exemple, nous avons fait le test au mois de mars, et aucune clinique d’avortement en Oklahoma n’avait de place pour un rendez-vous.

À plus long terme, les cliniques d’avortement dans les États où l’intervention demeurera légale vont chercher à augmenter leur capacité. Mais là encore, il y a beaucoup d’incertitude. La Floride et le Kansas, par exemple, ne semblent pas vouloir bannir l’avortement tout de suite, mais pourraient bien finir par le faire dans un an ou deux. Si vous êtes propriétaire d’une clinique dans ces États et que vous êtes inondé de demandes, est-ce que vous allez investir dans une expansion alors que vous ne savez pas si vous pourrez toujours être ouvert dans un an ?

Vous dites que l’image souvent véhiculée de l’adolescente qui cherche à obtenir un avortement pour ne pas devenir mère avant la fin de son secondaire ne reflète pas la réalité du visage de l’avortement en 2022.

Tout à fait. Je ne dis pas que ces personnes n’existent pas. Bien sûr qu’elles existent. Mais il faut savoir que 97 % des femmes qui se font avorter aux États-Unis ont 18 ans ou plus. Nous savons aussi que la majorité d’entre elles sont déjà mères, que 75 % d’entre elles sont pauvres ou ont un revenu faible, que la plupart sont financièrement instables, que plus de 60 % d’entre elles rapportent avoir récemment vécu un évènement perturbateur dans leur vie, comme une perte d’emploi, une rupture amoureuse, un retard à payer le loyer, etc. Bref, ce ne sont pas des femmes qui ont le temps, l’argent ou les ressources pour franchir 500 km et aller dans un autre État pour subir un traitement médical. L’effet se fera surtout sentir chez ces femmes qui sont les plus pauvres, les plus désavantagées, les plus vulnérables de notre société, qui n’auront nulle part vers où se tourner. Pour elles, une naissance non voulue risque d’être particulièrement difficile à supporter.

Aussi, on sait que les États qui sont susceptibles de bannir l’avortement sont les États qui ont le moins de filets sociaux pour les femmes et les enfants, qui ont le pire accès aux soins de santé, qui ont les prestations sociales les plus faibles. Dans mon travail, j’essaie de m’en tenir aux faits et de ne pas faire de politique. Mais si le droit à l’avortement devait disparaître, il faut réaliser que de nombreuses femmes vulnérables vont avoir des enfants qu’elles ne se sentaient pas prêtes à avoir. Si ces États ont à cœur le bien-être des enfants – et j’espère que nous avons tous à cœur le bien-être des enfants –, il faut immédiatement qu’ils renforcent leur filet social pour soutenir ces familles. Même si chacun a un point de vue différent sur l’avortement, je pense que c’est une chose sur laquelle nous pouvons tous nous entendre.

En savoir plus
  • 890 000
    Nombre d’avortements pratiqués aux États-Unis en 2017, l’année la plus récente où un bilan a eu lieu
    Source : Institut GUTTMACHER
    926 000
    Nombre d’avortements répertoriés aux États-Unis pour l’année 2014
    Source : Institut GUTTMACHER