(New York) Truth Social ne voulait surtout pas que je me sente comme un simple numéro.

« Merci de vous être inscrit ! », m’a écrit le réseau social de Donald Trump dans un courriel, le 3 mars dernier. « En raison de la forte demande, nous vous avons placé sur notre liste d’attente. Nous vous aimons, et vous n’êtes pas qu’un numéro de plus pour nous ! Mais votre numéro de liste d’attente est ci-dessus. »

Donc, malgré ces politesses automatisées, j’étais le numéro 1 037 995. Douze jours après son lancement officiel, Truth Social, qui devait libérer les Américains de la « tyrannie de la Big Tech », n’avait pas encore réglé ses soucis techniques. Et la « forte demande » n’était qu’une excuse masquant un cafouillage spectaculaire. Sad !

Or, quatre semaines plus tard, alors que mon incapacité à accéder au réseau se situait au 1 037 995e rang de mes soucis, j’ai reçu un nouveau courriel de Truth Social. Le réseau confirmait mon nom d’utilisateur et me souhaitait la bienvenue « dans notre communauté de chercheurs de vérité ».

« Par ailleurs, ai-je pu lire à la fin du courriel, nous vous rappelons amicalement que nous sommes une nouvelle plateforme et que nous sommes encore en train de corriger de nombreux bogues dans notre technologie. »

Qu’à cela ne tienne !

Je me suis d’abord abonné au compte du maître de céans, Donald Trump, dont le réseau est une copie conforme de Twitter, à quelques variations près (les tweets sont appelés « truths », par exemple). Nous étions seulement des centaines de milliers de personnes à l’avoir fait, une fraction infime des quelque 80 millions d’abonnés de l’ancien fil Twitter du 45e président.

Ce petit nombre explique sans doute pourquoi celui qui se targuait d’être l’Ernest Hemingway de Twitter n’a publié qu’une seule « vérité », le 14 février dernier : « Préparez-vous ! Votre président préféré vous verra bientôt ! »

Des patriotes et des chrétiens

En attendant, j’ai continué à m’abonner à tous les grands noms de la droite américaine qui sont présents sur Truth Social, y compris les enfants adultes de Donald Trump. Premier constat : plusieurs personnalités, dont Donald Trump Jr., se contentent de republier sur Truth Social les gazouillis qu’elles composent d’abord sur Twitter, où elles ont parfois 10 fois plus d’abonnés.

PHOTO EMILY ELCONIN, ARCHIVES REUTERS

Donald Trump, ancien président des États-Unis, lors d’un rassemblement au Michigan, le 2 avril

Deuxième constat : le moindre signe d’activité d’un utilisateur lui vaut des abonnés. Au moment d’écrire ces lignes, je viens d’ailleurs de recevoir une « alerte » m’informant que @LaurenBoebart suit mon compte à son tour.

La dame ne doit pas être confondue avec la représentante républicaine du Colorado Lauren Boebert, quoique les deux partagent peut-être certaines idées. L’avatar de Lauren Boebart montre une femme tenant une affiche sur laquelle on peut lire : « Un pédophile mort ne récidive pas ».

(La pédophilie, associée aux démocrates, est l’un des sujets de prédilection de Truth Social, suivi de près par l’ordinateur de Hunter Biden.)

Plusieurs de mes abonnés se définissent comme des patriotes ou des chrétiens. C’est notamment le cas de @rren, qui n’est cependant pas un grand « chercheur de vérité ». Son fil est cousu de plusieurs déclarations douteuses, dont l’une, attribuée au regretté rocker Kurt Cobain, a été mille fois démentie : « Nous élirons un vrai outsider quand nous serons pleinement matures. Je ne serais pas surpris que ce soit un magnat des affaires qui ne peut pas être acheté et qui fait ce qui est juste pour le peuple. Quelqu’un comme Donald Trump, aussi fou que cela puisse paraître. »

Mais ce type d’intervention n’est pas ce qui distingue Truth Social de Twitter, où les faussetés sont également légion. Si le réseau cofondé par Jack Dorsey est souvent accusé de ne pas bien représenter le monde réel, celui de Donald Trump ne semble même pas s’y efforcer.

Plonger dans Truth Social, c’est découvrir un univers parallèle.

L’Ukraine ? Pas aujourd’hui…

Prenons mardi en exemple. Ce jour-là, les images de Boutcha continuent à dominer l’actualité et à hanter le monde. Devant le Conseil de sécurité des Nations unies, Volodymyr Zelensky prononce un discours incandescent. Sur Twitter, aucun sujet ne suscite plus d’engagement.

Pendant ce temps, Truth Social n’en a que pour le procureur spécial John Durham, chargé d’enquêter sur les origines de l’enquête russe par William Barr, à l’époque où ce dernier était procureur général des États-Unis.

« Durham. Durham. Durham. Durham. Rien n’est plus important que ça maintenant », a écrit la journaliste de Fox News Lara Logan, qui a retenu l’attention en décembre dernier en comparant le DAnthony Fauci au médecin nazi Josef Mengele.

Dans un document judiciaire déposé lundi devant un tribunal fédéral, John Durham a insinué qu’un avocat proche du Parti démocrate, accusé d’avoir menti au FBI en septembre 2016, avait participé à un « complot » impliquant la campagne présidentielle de Hillary Clinton pour amplifier les soupçons de collusion entre Donald Trump et la Russie.

« Une énorme bombe », a écrit un utilisateur dans une des nombreuses « vérités » relayées sur ce sujet par Devin Nunes, ancien représentant républicain de Californie et directeur général du Trump Media & Technology Group (TMTG), la société qui chapeaute Truth Social.

Nunes, qui doit gérer les ratés du réseau social de Donald Trump, avait ignoré la veille les nombreux articles publiés ailleurs sur les déboires techniques et financiers de TMTG. Après la démission de deux dirigeants de Truth Social, la coquille vide cotée en Bourse qui doit fusionner avec TMTG avait chuté de 12 %, à 55,03 $ (au moment d’écrire ces lignes, son titre valait 46,59 $).

Tout ça rend Donald Trump furieux, selon le Washington Post. Au point qu’il songerait même à abandonner Truth Social pour Gettr, une des plateformes conservatrices rivales, dont l’application a été téléchargée 6,8 millions de fois en tout, ce qui la place loin devant le réseau de l’ex-président, avec 1,2 million d’installations.

Suivrais-je Donald Trump chez Gettr ? En tant que « chercheur de vérité », je n’aurais pas le choix.