(New York) Dans une lettre datée du 7 avril 2020, la sénatrice Kamala Harris et neuf collègues démocrates dénonçaient un « coup de force inconstitutionnel » de Donald Trump en matière d’immigration. Ils faisaient référence au recours à une règle de santé publique – « Title 42 » – qui autorise le renvoi immédiat des demandeurs d’asile ou des migrants aux frontières sous prétexte de COVID-19.

« Une crise de santé publique ne donne pas au pouvoir exécutif un laissez-passer pour violer les droits constitutionnels ni la permission d’agir en dehors de la loi », s’indignaient les signataires de la lettre adressée au ministère de la Sécurité intérieure.

« Répondre aux crises tout en respectant nos obligations légales est la marque même de l’État de droit », ajoutaient-ils.

Détail gênant : il aura fallu plus de 14 mois à l’administration dont fait aujourd’hui partie Kamala Harris pour annoncer la fin du recours à la « règle 42 ». Mais cette fin n’interviendra pas avant le 23 mai, de sorte que des demandeurs d’asile ou des migrants continueront jusque-là à être refoulés pour un motif qui ne tient plus, selon les Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC).

En arrivant à la Maison-Blanche, Joe Biden avait promis de mettre en place un système d’immigration « juste, ordonné et humain ». Son administration est aujourd’hui critiquée de toutes parts pour sa gestion de ce dossier.

Les républicains l’accusent d’avoir créé une politique de « frontières ouvertes ». Et certains démocrates lui reprochent d’avoir conservé trop longtemps deux des politiques les plus controversées de l’administration précédente.

L’une de ces politiques disparaîtra donc en mai, laissant présager une nouvelle crise migratoire à la frontière avec le Mexique, à quelques mois seulement des élections de mi-mandat. L’autre est toujours en vigueur, malgré les efforts de l’administration Biden.

1,7 million de migrants renvoyés

Il s’agit d’un programme mis en œuvre par l’administration Trump en 2019 et baptisé « Rester au Mexique ». Dès sa première journée à la Maison-Blanche, Joe Biden a commencé à démanteler cette politique qui consiste à renvoyer les demandeurs d’asile au Mexique pendant l’examen de leur dossier.

Entre janvier 2019 et décembre 2020, au moins 70 000 demandeurs d’asile, la plupart originaires d’Amérique centrale, ont été renvoyés vers le Mexique, où ils se sont retrouvés dans des conditions dangereuses et misérables.

PHOTO CHRISTIAN CHAVEZ, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Migrants dans un dortoir du refuge Bon Samaritain à Juárez, au Mexique

Or, l’administration Biden a dû réactiver partiellement le programme en août 2021 après la décision d’un juge fédéral du Texas, nommé par Donald Trump, en faveur des procureurs généraux du Texas et du Missouri. La Cour suprême entendra l’ultime appel de l’administration Biden le 26 avril.

En revanche, le président démocrate a longtemps résisté aux appels des défenseurs des droits des migrants lui enjoignant d’abandonner la « règle 42 ». En octobre dernier, son administration a notamment fait valoir que ce dispositif continuait à être « nécessaire » compte tenu « des risques continus de transmission et de propagation de la COVID-19 ».

Il faut rappeler ici que des experts des CDC avaient déjà contesté cet argument lorsque l’administration Trump l’avait invoqué au début de la pandémie. Ils avaient affirmé que le recours à la « règle 42 » ne contribuerait guère à enrayer la propagation du coronavirus et ne pouvait être justifié au nom de la santé publique.

N’empêche : depuis mars 2020, plus de 1,7 million de migrants ont été renvoyés à la frontière sud, en vertu de la « règle 42 », sans la possibilité de déposer une demande d’asile sur le sol américain. Après un tollé, l’administration Biden a exempté de la règle les mineurs voyageant seuls, leur permettant de rester aux États-Unis.

Un afflux « biblique »

En justifiant l’abandon de la « règle 42 », l’administration Biden, par la voix des CDC, a affirmé avoir « considéré les conditions actuelles de santé publique et la plus grande disponibilité des outils de lutte contre la COVID-19 ».

Les groupes de défense des droits des migrants se sont réjouis, sans toutefois passer l’éponge.

« Utiliser des lois sanitaires comme substitut à une politique migratoire n’a jamais été justifié », a déclaré Lee Gelernt, avocat au bureau new-yorkais de l’American Civil Liberties Union.

Stephen Miller, ancien conseiller de Donald Trump en matière d’immigration, a prédit de son côté un afflux sans précédent de migrants à la frontière sud après l’abandon de la « règle 42 ».

« La révocation complète de la ‟règle 42” ouvrirait les vannes à une échelle biblique », a-t-il tweeté avant l’annonce officielle de l’administration Biden et après avoir exprimé sa fierté d’avoir participé à l’implantation d’un dispositif que ses critiques ont qualifié d’« illégal » et d’« inhumain ».

Selon les données de l’administration Biden, environ 7000 migrants sont interceptés chaque jour à la frontière avec le Mexique. Ce nombre pourrait atteindre 18 000 après le 23 mai, créant une situation susceptible de submerger le système pendant plusieurs semaines, ou plus longtemps encore.

L’administration Biden dit avoir un plan pour faire face à la situation, plan qui inclut le déploiement de centaines d’agents pour traiter les dossiers des arrivants à la frontière. Mais des démocrates, dont le sénateur de Virginie-Occidentale Joe Manchin, voient poindre une crise à l’horizon.

« Nous ne sommes pas du tout prêts à faire face à cet afflux », a-t-il dit.

Son collègue républicain de l’Utah, Mitt Romney, partage ce point de vue, tout en se réjouissant des avantages politiques que les républicains pourront en tirer à l’occasion des élections de mi-mandat, y compris en Arizona et au Nevada.

« Un plus grand nombre de sénateurs démocrates perdront leur siège », a-t-il prédit.