(New York) Les États-Unis n’avaient jamais vu une telle scène : debout devant les membres de la commission judiciaire du Sénat américain, la main droite levée, une femme noire a juré de dire « toute la vérité » lundi après-midi, lors de la première journée de l’examen de sa candidature à la Cour suprême.

Si la juge Ketanji Brown Jackson est confirmée par l’ensemble du Sénat, elle deviendra, à 51 ans, la première Afro-Américaine à siéger au sein de la plus haute juridiction américaine. Mais avant d’en arriver à ce vote, elle devra répondre aux questions des sénateurs des deux partis, mardi et mercredi, une étape semée d’embûches dont elle a eu un premier aperçu lundi.

Lors de sa déclaration liminaire, elle a d’ailleurs voulu répondre à l’avance aux questions des sénateurs républicains qui mettent en doute son indépendance judiciaire. Elle a cependant remis à plus tard sa réponse aux questions sur sa complaisance présumée à l’égard des pédophiles.

« Je suis juge depuis près de dix ans maintenant, et je prends cette responsabilité et mon devoir d’indépendance très au sérieux », a déclaré la juge Jackson, après avoir été présentée aux membres de la commission en termes élogieux par un juge fédéral à la retraite nommé par un président républicain et une ancienne consœur de l’Université Harvard, où elle a étudié.

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Thomas Griffith, ex-juge fédéral, et Lisa Fairfax, ancienne consœur de Harvard de la juge Jackson, l’introduisant aux membres de la commission. À droite, celle-ci essuie ses larmes, visiblement émue.

« Je décide des affaires à partir d’une position neutre. J’évalue les faits, et j’interprète et applique la loi aux faits de l’affaire dont je suis saisie, sans crainte ni faveur, conformément à mon serment judiciaire », a ajouté celle qui est appelée à succéder au juge Stephen Breyer, un remplacement qui ne changera pas la majorité conservatrice de la Cour suprême, composée de six juges sur neuf.

Avant la présentation et la déclaration de la juge Jackson, chacun des 22 membres de la commission judiciaire du Sénat a disposé de 10 minutes pour s’exprimer et donner une idée de la façon dont il questionnera la juge.

108 hommes blancs sur 115

D’entrée de jeu, le président de la commission, Richard Durbin, a souligné à grands traits la dimension historique de la nomination de la juge Jackson par Joe Biden, qui avait promis de faire appel à une Noire pour pourvoir la première vacance à la Cour suprême.

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Ketanji Brown Jackson et Richard Durbin, lors d’une rencontre au début du mois

« Aucun juge n’a été une femme noire », a-t-il déclaré, en précisant que 108 des 115 juges de la Cour suprême ont été des hommes blancs.

Vous, juge Jackson, pouvez être la première. Ce n’est pas facile d’être le premier. Mais votre présence ici aujourd’hui, votre volonté de braver ce processus, sera une inspiration pour des millions d’Américains qui se reconnaissent en vous.

Richard Durbin, président de la commission judiciaire du Sénat américain

Aucun sénateur républicain n’a remis en question les qualifications de la juge Jackson, qui a été nommée au sein de la magistrature fédérale en 2013. Mais plusieurs d’entre eux ont signalé qu’ils tenteraient de la dépeindre comme étant complaisante à l’égard des criminels, y compris des terroristes et des pédophiles.

« Vous avez utilisé votre temps et votre talent non pas pour servir les anciens combattants de notre pays ou d’autres groupes vulnérables, mais pour fournir des services juridiques gratuits afin d’aider des terroristes à sortir de Gitmo [camp de Guantánamo] et à retourner au combat », a déclaré la sénatrice républicaine du Tennessee, Marsha Blackburn, faisant allusion à l’époque où Ketanji Brown Jackson a représenté des détenus de Guantánamo à titre d’avocate de l’aide juridique.

Le sénateur républicain du Missouri Josh Hawley a de son côté évoqué sept dossiers où la juge Jackson n’avait pas, selon lui, imposé à des personnes condamnées pour des affaires de pornographie infantile des peines aussi sévères que celles réclamées par les procureurs fédéraux.

Dans un tweet publié la semaine dernière, il avait notamment dénoncé une « tendance troublante de la part de la juge Jackson quand il s’agit du traitement des délinquants sexuels, en particulier ceux qui s’attaquent aux enfants ».

Des allégations « sans fondement »

L’ancien procureur fédéral Andrew McCarthy, qui s’oppose à la confirmation de la juge Jackson pour d’autres raisons, a condamné les accusations du sénateur Hawley, lui reprochant notamment de ne pas faire la distinction entre possession et production de pornographie infantile.

« Les allégations semblent sans fondement, jusqu’à la démagogie », a-t-il opiné dans une tribune publiée sur le site du magazine conservateur National Review.

Le sénateur démocrate du Vermont Patrick Leahy a pour sa part défendu le travail de Ketanji Brown Jackson comme avocate de l’aide juridique, un rôle qu’aucun juge de la Cour suprême n’a jamais joué.

« Je suis fier d’être un ancien procureur. Mais la confiance dans ma poursuite d’une affaire était la plus forte lorsque je savais que l’accusé avait la meilleure représentation possible », a-t-il dit.

Si les 50 sénateurs du groupe démocrate votent en faveur de la confirmation de la juge Jackson, celle-ci n’aura pas besoin d’un seul vote républicain pour accéder à la Cour suprême. Le vote de la vice-présidente Kamala Harris fera alors la différence.

En juin 2021, la juge Jackson avait reçu l’appui de trois sénateurs républicains lors de sa confirmation à la Cour d’appel des États-Unis pour le district de Columbia. L’un d’eux, Lindsey Graham, a cependant indiqué lundi que son appui n’était plus acquis. « C’est une nouvelle partie », a-t-il dit.

Comme certains de ses collègues républicains au sein de la commission judiciaire du Sénat, le sénateur Graham a assuré à la juge Jackson qu’elle ne subirait pas un traitement semblable à celui qui avait été infligé en 2018 au juge Brett Kavanaugh. Celui-ci avait été accusé, lors de l’examen de sa candidature à la Cour suprême, d’agression sexuelle alors qu’il était un adolescent friand de bière.

Le sénateur républicain Ted Cruz a formulé la même promesse à la juge Jackson : « Personne ne va enquêter sur vos habitudes amoureuses d’adolescente. Personne ne vous demandera, avec une sévérité moqueuse : “Aimez-vous la bière ?” »