(Washington) En révélant au grand public un volume inhabituel d’informations de leurs services de renseignement, les États-Unis espèrent compliquer la tâche de Moscou qu’ils accusent de vouloir justifier une invasion de l’Ukraine, une stratégie ambitieuse, mais risquée pour Washington.

Depuis un mois, l’administration américaine a multiplié les révélations sur les mouvements des troupes russes aux frontières de l’Ukraine et les projets supposés du président russe Vladimir Poutine, parfois publiquement, mais aussi au cours de rencontres avec des journalistes de hauts responsables du renseignement qui parlent rarement à la presse.

Le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken a ainsi décrit jeudi avec force détails devant le Conseil de sécurité de l’ONU le scénario catastrophe d’une attaque imminente contre l’Ukraine : un prétexte « fabriqué de toutes pièces », qui permettrait à Moscou de « proclamer qu’il doit riposter », puis une attaque avec « des missiles et des bombes ».  

« Les communications seront coupées, des cyberattaques vont bloquer des institutions ukrainiennes clés », a-t-il énuméré, sans apporter de preuves étayant ce scénario. « Puis des chars et soldats avanceront contre des objectifs clés qui ont déjà été identifiés », y compris la capitale ukrainienne, Kiev, a-t-il accusé.

Renseignements précis sur les forces russes

Des responsables américains ont aussi décrit avec précision le dispositif militaire russe déployé aux frontières ukrainiennes : plus de 150 000 hommes, selon les derniers chiffres, des milliers de soldats des forces spéciales, des avions de combat, des bombardiers, des missiles et des batteries antiaériennes, des véhicules amphibies positionnés dans la mer Noire. Des détails rarement révélés au grand public.

Pour Douglas London, un ancien agent des services clandestins ayant passé 34 ans à la CIA, l’ampleur « sans précédent » des révélations américaines montre que Washington répond aux opérations de désinformation de Moscou de ces dernières années, notamment lors de l’élection présidentielle de 2016.

« Washington rattrape enfin ses rivaux, y compris la Russie et WikiLeaks, en utilisant l’information pour avoir une influence sur les évènements », estime-t-il dans une tribune publiée par la revue Foreign Affairs.

Mais les États-Unis, soucieux de préserver l’ordre international, ne veulent pas répondre à la désinformation par de la désinformation, a affirmé à l’AFP un haut responsable américain. L’idée est donc de révéler les tactiques que pourrait utiliser le Kremlin afin que le public reconnaisse la désinformation et ne se laisse pas prendre au piège de provocations.

Contrer la propagande du Kremlin

Les États-Unis martèlent que la Russie prépare une opération dite « sous fausse bannière », où un pays utilise les marques de reconnaissance de l’ennemi pour semer la confusion. Washington espère ainsi désamorcer le risque qu’une étincelle, créée de toutes pièces, n’embrase la région.

Le porte-parole de la diplomatie américaine, Ned Price, a ainsi cité mercredi des propos du président russe sur un « génocide » contre la population russophone des régions séparatistes du Donbass et de Louhansk, dans l’est de l’Ukraine. « Il n’y a pas une once de vérité dans ces accusations », a-t-il martelé.

Le porte-parole du Pentagone, John Kirby, avait auparavant affirmé que Moscou était en train de préparer une vidéo de fausse attaque ukrainienne « très violente, qui montrerait des cadavres et des acteurs jouant le rôle de personnes en deuil », pour servir de prétexte à envahir l’Ukraine.

Compliquer la tâche de Moscou

Douglas London, l’ancien espion de la CIA, estime que ces révélations ont compliqué les choses pour Moscou. « Plus Washington dévoile au grand jour les actes et les intentions de la Russie, moins Poutine dispose d’options » pour justifier une attaque, note-t-il.  

Mais la nouvelle stratégie américaine est risquée, car même si les mouvements de troupes peuvent désormais être aisément observés par des satellites commerciaux, chaque révélation donne aux services de renseignement russes des indices sur la façon dont les informations ont été rassemblées et permettent à Moscou d’ajuster ses plans.

En outre, la crédibilité du renseignement américain, déjà écornée par les « preuves » présentées en 2003 par Colin Powell à la tribune de l’ONU sur le programme d’armement nucléaire de Saddam Hussein, pourrait de nouveau être remise en cause si Moscou retire ses forces des frontières ukrainiennes sans avoir attaqué.

Un risque que les États-Unis sont prêts à courir. « Ce serait le meilleur résultat possible », a assuré à l’AFP un haut responsable américain. « Nous aurons sauvé des milliers de vies ».