(New York) Il n’y a probablement pas de quartier plus progressiste à New York que celui de Park Slope, situé dans l’arrondissement de Brooklyn. On y trouve quantité d’écrivains, dont Paul Auster, et au moins un ex-élu qui vient peut-être de se trouver une raison d’être.

Il s’agit de Bill de Blasio, qui a terminé le 31 décembre 2021 son deuxième et dernier mandat à la mairie de New York. Après avoir renoncé récemment à présenter sa candidature au poste de gouverneur de son État, il jongle désormais avec l’idée de briguer un siège à la Chambre des représentants des États-Unis en novembre prochain. Pourquoi ?

La réponse tient en grande partie à l’un des travers de la démocratie américaine : le « gerrymandering ». Ce terme fait référence à une pratique qui consiste à manipuler le tracé des circonscriptions électorales afin d’avantager un parti. Les républicains l’ont transformé en art après le recensement de 2010, produisant des circonscriptions aux formes aussi bizarres que la salamandre ridiculisée par des caricaturistes après le dévoilement d’une carte électorale signée par le gouverneur du Massachusetts Elbridge Gerry en 1812.

(Le verbe « gerrymander » est un mot-valise formé de « Gerry » et « salamander ».)

PHOTO TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

Une carte électorale signée par le gouverneur Elbridge Gerry en 1812 avait la forme d’une salamandre.

Or, dans la foulée du recensement de 2020, c’est au tour des démocrates d’être accusés de redécouper des cartes électorales de façon indûment partisane. C’est notamment le cas à New York, où le parti de Bill de Blasio a adopté la semaine dernière une nouvelle carte qui pourrait faire passer de 19 à 22 le nombre de représentants démocrates de l’Empire State à la Chambre.

L’ancien maire de New York s’intéresse en particulier au tracé de la 11circonscription, qui est aujourd’hui représentée à Washington par la républicaine Nicole Malliotakis. Ce tracé ajoute à l’arrondissement de Staten Island, le plus conservateur de New York, trois des quartiers les plus progressistes de Brooklyn, soit Park Slope, Gowanus et Sunset Park.

S’il remportait l’investiture démocrate, Bill de Blasio aurait donc de bonnes chances de ravir à Malliotakis son siège.

Un amendement contre-productif

Ce qui serait pour le moins ironique. Car, comme tout bon démocrate qui se respecte, Bill de Blasio dénonce le « gerrymandering ». En 2014, il s’était d’ailleurs opposé à un amendement constitutionnel proposé par l’ex-gouverneur de New York Andrew Cuomo destiné à créer une commission « bipartisane » pour procéder au redécoupage de la carte électorale de l’État tous les 10 ans.

Selon lui, l’amendement allait encourager le mal que ses promoteurs prétendaient vouloir éliminer.

Nous devons faire plus. Je pense que c’est une question importante dans tout le pays – comment obtenir un redécoupage équitable. Nous avons vu dans certains États, notamment au Texas, des exemples extraordinaires de redécoupage injuste qui ont fait reculer cet État.

Bill de Blasio, en 2014

L’amendement proposé par Andrew Cuomo a été adopté par voie référendaire. Et, comme le craignaient Bill de Blasio et d’autres progressistes, il a exacerbé le problème du « gerrymandering », pour des raisons compliquées sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’étendre.

Bien sûr, une fois élu à la Chambre des représentants, Bill de Blasio pourrait se battre pour remettre à l’ordre du jour la vaste réforme électorale voulue par les démocrates et bloquée par les républicains du Sénat en janvier dernier. Réforme qui éliminait notamment en grande partie le « gerrymandering » à l’échelle nationale.

En attendant, il est difficile de ne pas taxer Bill de Blasio et son parti d’hypocrites. Car il faut dire que les démocrates de New York ne sont pas les seuls à se livrer à un redécoupage partisan ces temps-ci. Ceux de l’Illinois ont adopté une nouvelle carte électorale qui pourrait faire passer le contingent républicain de l’État à la Chambre de 5 à 2 représentants sur un total de 17.

Est-ce à dire que les démocrates viennent de perdre leur crédibilité en la matière ?

« Oui, et leur réaction est : ‟Pis après ?” », répond Antoine Yoshinaka, politologue à l’Université d’État de New York à Buffalo et spécialiste du Congrès américain. « Puisque les républicains le font allègrement ailleurs, les démocrates sont d’avis que tant et aussi longtemps que c’est permis, ils ne doivent pas se désarmer de manière unilatérale. »

Pour les démocrates les plus partisans et les moins scrupuleux, la situation est d’autant plus réjouissante que les tribunaux ont rejeté récemment les nouvelles cartes proposées par les républicains dans certains États, les trouvant extrêmes.

Le cas de l’Ohio est particulièrement intéressant. Si les républicains de cet État du Midwest avaient obtenu gain de cause, les démocrates auraient pu se retrouver avec seulement 2 des 15 sièges de l’État à la Chambre des représentants. Or, une nouvelle carte électorale pourrait leur valoir jusqu’à six sièges.

Les républicains de New York contesteront évidemment devant les tribunaux la nouvelle carte adoptée par les démocrates de l’État, qui contrôlent tous les leviers du pouvoir à Albany. Ils feront valoir que la carte viole la Constitution de New York, qui interdit le « gerrymandering » partisan.

« La question est de savoir si les républicains seront en mesure de ‟prouver” et convaincre un juge que les démocrates ont enfreint cette disposition », estime Antoine Yoshinaka.

D’ici là, tout semble indiquer que le parti de Nancy Pelosi ne pourra pas attribuer au « gerrymandering » la perte éventuelle de sa majorité à la Chambre des représentants à l’occasion des élections de mi-mandat. Selon Dave Wasserman, analyste au Cook Political Report et référence en la matière, les démocrates devancent les républicains sur le plan des sièges gagnés grâce au redécoupage des cartes électorales, processus complété dans 30 des 50 États.

Les tribunaux n’ont pas encore dit leur dernier mot dans certains États. Mais une chose est déjà certaine : les démocrates ne pourront plus jouer les vierges offensées concernant le « gerrymandering ».