(New York) L’idée selon laquelle l’animateur de Fox News Tucker Carlson « fait mal » aux États-Unis ne date pas d’hier. En octobre 2004, le comédien Jon Stewart l’exprimait déjà sur le plateau de l’émission Crossfire de CNN, dont Carlson était le coanimateur conservateur.

« Ce que vous faites n’est pas honnête. Ce que vous faites est de la vile partisanerie », disait l’invité du jour en reprochant à Carlson non seulement d’exacerber la polarisation politique de son pays, mais aussi – et c’était à peine une blague – de porter, à 35 ans, un nœud papillon.

Carlson devait par la suite connaître une sorte de passage à vide professionnel. Après l’annulation de Crossfire, il s’était retrouvé à la tête de deux émissions éphémères sur MSNBC – sans nœud papillon – et avait même abouti, en septembre 2006, dans la téléréalité préférée des has-been, Dancing With The Stars.

Mais le journaliste n’avait pas dit son dernier mot, c’est le moins que l’on puisse dire. Et ce que Jon Stewart lui reprochait en 2004 semble être aujourd’hui quasiment des broutilles comparativement aux indignations qu’il provoque à l’antenne de Fox News, dont il était jusqu’à récemment l’animateur vedette incontesté.

Prenons deux exemples tirés de la semaine dernière. Mardi, Tucker Carlson accueille à son émission l’ancien journaliste du New York Times Alex Berenson, devenu antivax à tous crins. Et il permet à son invité d’affirmer que les vaccins à ARN messager contre la COVID-19 sont « dangereux et inefficaces à ce stade contre Omicron ».

CAPTURE D’ÉCRAN FOX NEWS

Le premier ministre de la Hongrie, Viktor Orbán (à droite), en entrevue avec Tucker Carlson en août dernier

Le lendemain, il présente sur Fox Nation, service d’abonnement de vidéo en continu, un nouveau « documentaire » aussitôt dénoncé pour son antisémitisme. Intitulé Hungary vs. Soros : The Fight for Civilization, le reportage de 26 minutes fait l’éloge du premier ministre hongrois Viktor Orbán qui, au nom de la démocratie, livrerait un combat courageux pour protéger les frontières de son petit pays contre une horde de migrants à la peau sombre aidée sournoisement par le financier et philanthrope hongro-américain George Soros.

Digne du Daily Stormer

Comment Tucker Carlson, fils de bonne famille et journaliste prometteur, en est-il venu à propager des mensonges aussi éhontés et potentiellement létaux ?

Personne n’a jamais répondu de façon vraiment satisfaisante à cette question. Né à San Francisco, Carlson n’est certainement pas l’incarnation du populisme dont il se réclame. Son père, Dick Carlson, ancien dirigeant de médias et ambassadeur, s’est remarié à l’héritière de la fortune Swanson (les produits surgelés) alors que son fils avait 10 ans.

Le petit Tucker a fréquenté des écoles privées tout au long de son parcours scolaire. Il a opté pour le journalisme après avoir tenté en vain de se faire embaucher par la CIA. Les anciens patrons des magazines pour lesquels il a écrit – Talk, Esquire et Weekly Standard, entre autres – parlent avec nostalgie de la qualité de ses textes décapants.

À la télévision, il continue à manier l’humour, voire le sarcasme, souvent aux dépens de ses invités progressistes. Mais ses thèmes empruntent de plus en plus à l’extrême droite, dont la théorie du grand remplacement définie par l’écrivain français Renaud Camus et apprêtée à l’américaine.

Le site nationaliste blanc The Daily Stormer compte parmi ses admirateurs. Le 24 août 2018, on pouvait y lire : « Tucker Carlson est en fait le Daily Stormer : The Show. À part le langage utilisé, il couvre tous nos sujets de discussion. »

Jusqu’à un certain point, la formule a réussi à Tucker Carlson, côté taux d’audience. En 2021, son émission quotidienne a continué à dominer toutes ses rivales, attirant une moyenne de 3,21 millions de téléspectateurs. Mais son auditoire est en déclin et sa suprématie est contestée par la star montante de Fox News Jesse Watters, qui vient d’hériter d’une nouvelle case horaire, celle de 19 h, en plus de celle qu’il occupe à 17 h à la tête de la très populaire émission The Five.

Lundi dernier, la nouvelle émission de Watters a attiré 3,8 millions de téléspectateurs.

Un auditoire minuscule

« Ma question aux Murdoch est la suivante : pourquoi vous nous infligez ça ? Pourquoi infligez-vous cela à l’Amérique ? »

Le 30 octobre dernier, l’animateur de CNN Jim Acosta a posé cette question en ondes aux propriétaires de Fox News. Acosta réagissait à la diffusion sur Fox Nation du tout premier documentaire de Tucker Carlson, The Patriot Purge, qui colportait plusieurs théories du complot, dont celle voulant que le FBI ait fomenté l’attaque du 6 janvier 2021 contre le Capitole des États-Unis.

Le journaliste de CNN fait partie des Américains qui voient dans Tucker Carlson une menace pour la démocratie américaine. Deux collaborateurs de Fox News, Stephen Hayes et Jonah Goldberg, ont signalé leur accord avec ce point de vue en rompant avec la chaîne après la diffusion du documentaire The Patriot Purge.

Mais Tucker Carlson et Fox News sont-ils aussi influents que certains voudraient le croire ? Michael Socolow, professeur de communication et journalisme à l’Université du Maine, estime que le problème n’est pas tant Fox News ou Tucker Carlson que l’obsession des médias à leur égard.

Dans un article publié en 2019, M. Socolow rappelait que 99,3 % des Américains ne regardaient pas Fox News lors d’une soirée télévisuelle typique.

Il donnait également plusieurs exemples de candidats présidentiels qui ont réussi à s’imposer chez les républicains malgré l’opposition initiale de la chaîne, de John McCain à Mitt Romney en passant par Donald Trump.

Rien n’a changé depuis, selon lui.

« Fox News et Tucker Carlson font la chasse aux téléspectateurs, au lieu de les persuader ou de les guider », a écrit le professeur Socolow dans un courriel à La Presse. « Le nombre de téléspectateurs de Carlson est en baisse depuis l’année dernière (comme pour tout le monde), ce qui l’incite à trouver les téléspectateurs les plus fidèles et les plus fervents possible. Cela le pousse à la marge, non pas pour persuader ou convaincre, mais pour satisfaire les personnes qui aiment Vladimir Poutine, ne veulent pas se faire vacciner et pensent que les personnes qui ont attaqué le Capitole sont des héros. Ces gens croient déjà à ces choses, Carlson ne fait que les réaffirmer. »

Rassuré ?