(New York) Existe-t-il « encore 10 bons et solides patriotes » parmi les 50 républicains du Sénat américain ? Le 21 mai dernier, Joe Manchin, sénateur démocrate de Virginie-Occidentale, a dit « continuer de prier » pour que la réponse soit affirmative. Sinon, son camp allait devoir faire son deuil d’une de ses priorités : la création d’une commission d’enquête indépendante sur l’assaut du Capitole par des partisans de Donald Trump le 6 janvier dernier.

« Cela vous rend vraiment inquiet pour notre pays », a-t-il ajouté en évoquant la possibilité que l’opposition républicaine parvienne à utiliser l’obstacle des 60 voix, connu sous le nom de filibuster, pour tuer l’affaire dans l’œuf.

Une semaine plus tard, Joe Manchin a dû reconnaître que ses prières avaient été vaines. Cinquante-quatre sénateurs, dont seulement six républicains, ont voté pour ouvrir un débat sur le projet de loi devant créer la commission d’enquête, contre 39. À cause de la règle des 60 voix, jugée archaïque par ses critiques, le débat n’a donc pas pu avoir lieu, pas plus qu’un vote final (à majorité simple).

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Joe Manchin, sénateur démocrate de Virginie-Occidentale

Il n’y a pas d’excuse. Je n’aurais jamais pensé que la politique puisse prendre le pas sur notre pays.

Joe Manchin, après le vote

L’exaspération du sénateur démocrate est compréhensible, mais sa surprise l’est beaucoup moins. Malgré quelques défections, le groupe républicain au Sénat a voté comme le souhaitait son chef, Mitch McConnell, qui n’a jamais été confondu avec un idéaliste.

« Je pense que c’est un exercice purement politique qui n’apporte rien à la somme des informations », a affirmé mardi dernier le sénateur du Kentucky, reprochant aux démocrates de vouloir « continuer à débattre de choses qui se sont produites dans le passé ».

Mais n’est-ce pas justement le rôle des commissions d’enquête de se pencher sur les choses qui se sont produites dans le passé, et ce, afin de s’assurer que celles-ci ne se reproduisent pas ?

« Pour un gain politique »

Mitch McConnell a pourtant déjà saisi la gravité de l’assaut du Capitole, la pire attaque contre la démocratie américaine depuis la guerre civile. Voici ce qu’il a dit le 13 février dernier, à l’issue du procès en destitution de Donald Trump pour incitation à l’insurrection :

« Quoi que notre ex-président prétende avoir pensé qu’il pourrait arriver ce jour-là, quelle que soit la réaction qu’il dit avoir voulu produire, cet après-midi-là, il regardait la même télévision en direct que le reste du monde. »

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Mitch McConnell, leader de la minorité républicaine au Sénat

Une foule attaquait le Capitole en son nom. Ces criminels portaient ses bannières, accrochaient ses drapeaux, et criaient leur loyauté envers lui. Il était évident que seul le président Trump pouvait mettre fin à cela.

Mitch McConnell, à l’issue du second procès en destitution de Donald Trump

Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? En refusant qu’une commission d’enquête se penche sur cette question et plusieurs autres, Mitch McConnell a pris « une décision pour un gain politique à court terme au détriment de la compréhension et de la reconnaissance de ce qui était devant nous le 6 janvier », a dénoncé la sénatrice républicaine d’Alaska Lisa Murkowski.

Cette décision aidera peut-être le sénateur du Kentucky à reconquérir la majorité au Sénat à l’occasion des élections de mi-mandat de novembre 2022. Mais elle renforcera surtout la position de Donald Trump, l’homme qu’il a tenu responsable de l’insurrection du 6 janvier. Et elle contribuera à laisser foisonner encore davantage les idées toxiques au sein de son parti, et pas seulement celles reliées au « grand mensonge » concernant l’élection présidentielle de 2020.

Exemple : pas moins de 28 % des républicains estiment que « les vrais patriotes américains pourraient devoir recourir à la violence pour écarter les pédophiles du pouvoir et restaurer l’ordre dans le pays », selon un sondage publié la semaine dernière par l’organisme à but non lucratif Public Religion Research Institute.

La même part de républicains estime que « les leviers du pouvoir sont contrôlés par une cabale d’adorateurs de Satan pédophiles, soit une des croyances centrales du mouvement complotiste QAnon.

Un scénario troublant

Certains élus républicains n’hésitent plus à courtiser cet électorat. Au début du mois, le représentant local de l’Arizona Mark Finchem, candidat au poste de secrétaire d’État de l’Arizona, a accordé une entrevue à l’émission Redpill78 diffusée sur Twitch, et où les théories de QAnon sont propagées. « Nous avons les preuves », a-t-il déclaré en accusant les médias traditionnels de cacher la vérité sur les fraudes électorales.

À titre de secrétaire d’État, Mark Finchem serait responsable de l’administration des élections en Arizona, un rôle tenu aujourd’hui par une démocrate. Des adeptes du « grand mensonge » briguent aussi la même fonction dans au moins trois autres États clés : le Michigan, le Nevada et la Géorgie. Le représentant républicain de Géorgie Jody Hice, qui a voté contre la certification de l’élection présidentielle de 2020, affronte le secrétaire d’État sortant, Brad Raffensperger, qui a tenu tête à Donald Trump après le scrutin du 3 novembre dernier.

Du coup, le scénario troublant selon lequel des élus républicains pourraient exploiter leur position pour refuser de certifier les résultats des élections de 2022 ou 2024 ne peut plus être écarté.

Entre-temps, d’autres élus républicains estiment que leur devoir est de restreindre l’accès au vote au nom de la lutte contre la fraude électorale que ne cesse de dénoncer faussement Donald Trump.

Ainsi, dans la foulée de 14 États, dont la Géorgie et la Floride, le Texas s’apprête à promulguer une des lois électorales les plus sévères du pays.

Et que font les démocrates face à ces lois ? Le 21 juin prochain, ils doivent présenter au Sénat un projet de réforme électorale destiné à les contrer. Mais cette réforme ne peut voir le jour sans l’élimination du filibuster. Or, ce même Joe Manchin s’oppose jusqu’à maintenant à la modification ou à la disparition de cette règle introduite à la fin du XIXsiècle et utilisée au XXsiècle pour bloquer de nombreux projets de loi sur les droits civiques des Noirs.

Le sénateur de Virginie-Occidentale voit dans l’obstacle des 60 voix une condition essentielle au dialogue et au compromis entre les deux partis. Mais ne met-il pas la démocratie américaine en danger en cherchant aujourd’hui « 10 bons et solides patriotes » chez les républicains du Sénat ?