(New York) Le jour du verdict de Derek Chauvin, Joe Biden s’est autorisé deux déclarations que Barack Obama n’aurait probablement pas osé faire à titre de président.

Avant le verdict, il a abandonné son devoir de réserve en pareille circonstance, qualifiant d’« accablantes » les preuves présentées lors du procès de l’ancien policier blanc. Après le verdict, il a décrit le « racisme systémique » comme une « tache sur l’âme de la nation ».

Si Barack Obama avait été l’occupant de la Maison-Blanche ce jour-là, il aurait sans doute choisi des mots moins forts. En tant que premier président noir, il traitait presque toujours les questions raciales avec la plus grande circonspection, de peur de passer pour un militant en colère.

PHOTO JOSH EDELSON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’ex-président Barack Obama

Joe Biden, un politicien blanc de 78 ans, ne partage pas cette peur. En fait, il est woke comme Barack Obama ne l’a jamais été. Rappel : en octobre 2019, le 44e président s’en est pris au wokisme, reprochant notamment à ses jeunes adeptes d’être incapables d’accepter que des « gens qui font des choses très bonnes ont des défauts ».

Or, depuis le 20 janvier 2021, Joe Biden et son administration ont embrassé certaines des figures et des réalisations les plus controversées de la culture woke, dont Ibram X. Kendi, théoricien de l’antiracisme, et le Projet 1619 du New York Times, recadrage de l’histoire américaine.

Dès sa première journée à la Maison-Blanche, le 46e président a montré son jeu en abrogeant un décret présidentiel signé quatre mois plus tôt par Donald Trump. Ce dernier y interdisait notamment aux agences et sous-traitants fédéraux de tenir des formations sur la diversité dans lesquelles il serait enseigné que les « membres d’une race quelconque sont intrinsèquement racistes ou intrinsèquement enclins à opprimer les autres ». Son décret faisait suite à une note dans laquelle il ciblait particulièrement les programmes fondés sur la « théorie critique de la race » et le « privilège blanc », concepts qu’il qualifiait de « propagande anti-américaine ».

La quête de l’« équité raciale »

L’approche de Joe Biden est aux antipodes de celle de son prédécesseur. Dans un de ses premiers décrets présidentiels, l’ancien bras droit de Barack Obama a dénoncé « les coûts humains insupportables du racisme systémique ». Et il a promis de placer la quête de l’« équité raciale » au cœur de l’action de son administration et de tous ses programmes.

Lundi dernier, le ministère de l’Éducation a fourni un exemple de cette approche, proposant de subventionner des programmes éducatifs « qui intègrent des perspectives diverses sur le plan racial, éthique, culturel et linguistique ». Il a notamment encouragé les participants éventuels à recourir aux ressources du Projet 1619 du New York Times. Cette initiative journalistique et éducative considère l’esclavage comme l’acte fondateur des États-Unis. Selon ses critiques, il s’agit d’une falsification de l’histoire.

Pour promouvoir les « pratiques antiracistes », le ministère de l’Éducation cite par ailleurs un passage du livre How to Be an Antiracist, de l’historien Ibram X. Kendi, apôtre de l’antiracisme et bête noire des anti-antiracistes : « Une idée antiraciste est toute idée qui suggère que les groupes raciaux sont égaux dans toutes leurs différences apparentes – qu’il n’y a rien de bien ou de mal dans aucun groupe racial. Les idées antiracistes soutiennent que les politiques racistes sont la cause des inégalités raciales. »

PHOTO JEFF WATTS, TIRÉE DU SITE D’IBRAM X. KENDI

L’historien Ibram X. Kendi

Il n’en fallait pas plus pour que des médias et des commentateurs conservateurs accusent Joe Biden de vouloir ouvrir la porte des écoles primaires et secondaires américaines à la « théorie critique de la race », qui pollue déjà, selon eux, les universités américaines, ces temples du wokisme.

« Nous devons reconnaître que le racisme existe encore aujourd’hui », a commenté Kerry McDonald, chercheuse à la Fondation pour l’éducation économique, groupe de recherche libertarien. « Mais la théorie critique de la race cherche à examiner toutes les questions sociales et culturelles à travers le prisme de la race et de l’identité raciale, et à envisager toutes les relations humaines en fonction des structures de pouvoir liées à cette identité. Il s’agit d’une notion collectiviste qui place le groupe au-dessus de l’individu et qui catégorise les gens comme oppresseurs ou opprimés. »

De JFK à LBJ

Joe Biden serait peut-être surpris d’apprendre qu’il fait le jeu des adeptes de cette théorie. Mais il ne serait pas un allié du wokisme moins incongru que Lyndon Johnson l’a été pour le mouvement pour les droits civiques dans les années 1960.

L’ancien sénateur du Texas avait été choisi comme colistier de John Kennedy en 1960 pour renforcer la position du candidat catholique du Massachusetts auprès des protestants et des démocrates conservateurs des États du Sud, dont le Texas, où la ségrégation raciale sévissait encore. Après la mort de JFK, LBJ s’était donné comme mission de transformer en réalité les promesses du président assassiné en matière de droits civiques.

Aujourd’hui, de nombreux critiques du wokisme, y compris les conservateurs, reprochent à ses adeptes d’avoir abandonné les idéaux d’égalité et d’harmonie du mouvement des droits civiques, tels qu’exprimés par Martin Luther King.

C’est peut-être oublier que ces idéaux et son principal porte-parole semblaient radicaux aux yeux de bien des Américains de l’époque.

Chose certaine, Lyndon Johnson savait que les démocrates perdraient les États du Sud pour longtemps lorsqu’il s’est adressé au Congrès, le 15 mars 1965, afin d’appeler à l’adoption de la loi sur le droit de vote des Noirs. Vers la fin de son remarquable discours, il avait même repris à son compte une des phrases de la chanson de gospel devenue l’hymne du mouvement des droits civiques : « We shall overcome. » Nous vaincrons.

Mercredi soir, Joe Biden s’adressera à son tour au Congrès. Il prendra la parole à une époque où les acquis du Voting Rights Act de 1965 sont menacés dans plusieurs États américains, où la vie de ses concitoyens de couleur peut prendre fin à l’occasion d’un simple contrôle routier, où les inégalités en matière d’économie, de santé et d’éducation persistent.

Ayant un pouls et une conscience, comment peut-il ne pas être woke, c’est-à-dire conscient du racisme, de la discrimination, de l’injustice ?