(New York) Janvier 2008. Lors d’une rencontre avec l’équipe éditoriale d’un quotidien du Nevada, Barack Obama surprend de nombreux démocrates et irrite les Clinton en exprimant son admiration pour Ronald Reagan. À la veille des caucus de cet État, le sénateur d’Illinois décrit l’ancien président républicain et icône conservatrice comme une figure « transformationnelle ».

« Je pense que Reagan a changé la trajectoire des États-Unis comme Richard Nixon et Bill Clinton ne l’ont pas fait. Il nous a placés sur une voie fondamentalement différente, parce que le pays était prêt pour cela », dit-il, en laissant percer son ambition de jouer un rôle semblable.

Qui aurait pu prédire que Joe Biden, plutôt que Barack Obama, pourrait être ce président « transformationnel » ? Le politologue James McGregor Burns a popularisé ce terme pour qualifier un dirigeant qui remonte le moral et change les valeurs des gens qui l’ont élu. Le chroniqueur conservateur du New York Times David Brooks l’a utilisé la semaine dernière pour parler du 46e président après la promulgation de son gigantesque plan de soutien à l’économie de 1900 milliards de dollars.

Grâce aux mesures du Plan de sauvetage américain, dont certaines pourraient devenir permanentes, le cinquième des ménages les plus pauvres verra ses revenus augmenter de 20 % en 2021, a-t-il noté avant de qualifier ce moment de « l’aube de la révolution Reagan, sauf à l’envers ».

Son collègue progressiste du Washington Post, E.J. Dionne, a exprimé la même idée : « La théorie de Reagan, réduite à son essence, était : aidez les riches, et leurs investissements produiront des emplois et la prospérité pour tous les autres. La théorie de Biden se fonde sur l’approche inverse : aider la classe moyenne et les Américains à faibles revenus, et leur pouvoir d’achat entraînera une ère de croissance sans précédent. »

Voilà, selon lui, les éléments de la « révolution tranquille » menée par Joe Biden.

Sur les traces de FDR

Michael Kazin, professeur d’histoire à l’Université de Georgetown et rédacteur en chef émérite du magazine de gauche Dissent, aimerait bien pouvoir donner raison aux Brooks, Dionne et autres commentateurs ayant tenu des propos semblables. Mais il trouve leurs conclusions prématurées.

Il est encore beaucoup trop tôt pour savoir si le Plan de sauvetage américain annonce une nouvelle ère politique ou quelque chose de comparable à un nouveau New Deal.

Michael Kazin, professeur d’histoire à l’Université de Georgetown, dans un échange de courriels avec La Presse

Son allusion au New Deal évoque un autre président « transformationnel ». Au plus fort de la crise économique des années 1930, Franklin Delano Roosevelt a mis en place une série de réformes, dont l’instauration d’un État-providence, qui a changé la trajectoire de son pays. Neuf décennies plus tard, il inspire Joe Biden. Après avoir lancé sa troisième campagne à la présidence sous la bannière du centrisme, l’ancien bras droit de Barack Obama l’a finie en promettant d’être aussi progressiste que FDR afin de « surmonter un virus dévastateur » et de « guérir un monde souffrant ».

Il a réalisé une partie importante de cette promesse la semaine dernière en promulguant un plan de relance salué par Bernie Sanders, socialiste autoproclamé, comme « la législation la plus importante pour les travailleurs depuis des décennies ».

Mais il ne suffit pas d’adopter une loi pour ouvrir une nouvelle ère politique, selon Michael Kazin.

« Cela dépendra de l’efficacité et de la rapidité avec lesquelles les fonds alloués parviendront aux bénéficiaires et de la perception de ces fonds comme un élément majeur du retour de l’économie à la prospérité prépandémie et également à une économie plus égalitaire », estime l’historien.

Le républicain Mitch McConnell, chef de la minorité au Sénat, a déjà tenté d’influencer cette perception. « Nous sommes sur le point d’avoir un boum. Et si nous avons un boum, il n’aura absolument rien à voir avec ces 1900 milliards de dollars », a-t-il dit.

Les guerres culturelles

Le plan Biden place les élus républicains du Congrès dans une situation inconfortable. Depuis les années Reagan, leur parti n’a cessé de réaliser des gains auprès de la classe ouvrière blanche, celle que FDR avait conquise avec son New Deal. Or, selon un sondage du Pew Research Center, 63 % des électeurs républicains gagnant 40 000 $ ou moins approuvent les mesures adoptées sans l’appui d’un seul sénateur ou représentant de leur parti.

La popularité du plan Biden explique pourquoi les élus républicains et leurs alliés médiatiques ont consacré tant de temps aux guerres culturelles pendant le débat sur l’initiative au Congrès. Ils ont ainsi dénoncé à grands cris et à toute heure de la journée la « culture du bannissement » qui aurait eu raison (ou non) de Monsieur Patate et incité au retrait de six albums de l’auteur pour enfants DSeuss, jugés racistes (sur plus de 60 albums).

Les élections de mi-mandat de novembre 2022 pourraient permettre de mesurer l’effet de ces controverses sur l’électorat. Elles pourraient aussi déterminer si la présidence de Joe Biden changera vraiment la trajectoire des États-Unis.

Les démocrates devront bien sûr conserver la majorité des deux chambres [du Congrès], sinon toute ‟nouvelle ère” sera courte.

Michael Kazin

L’historien rappelle que les démocrates n’ont pas remporté une élection de mi-mandat pendant le premier mandat de leur président depuis 1934. Joe Biden devra ainsi suivre encore une fois l’exemple de FDR. Son succès dépendra en partie de son opposition, selon Michael Kazin.

« Les républicains sont, pour l’instant du moins, coincés avec un leader titulaire qui a perdu sa réélection et qui est encore moins populaire qu’il ne l’était durant ses derniers mois au pouvoir. Et ils semblent n’avoir ni idée ni programme propre, sauf l’espoir de voir Biden échouer. Si cela ne se produit pas, les démocrates pourraient renforcer leur majorité. »

On pourrait alors vraiment parler de révolution, tranquille ou pas.

En chiffre

12 460 $

Somme que pourrait toucher une famille de quatre personnes dont un des parents est au chômage en vertu du Plan de sauvetage américain. La somme comprend un chèque de 1400 $ envoyé aux ménages touchant moins de 150 000 $ par année, une allocation de chômage supplémentaire de 300 $ par semaine jusqu’en septembre et des crédits d’impôt pour enfant allant de 3000 $ à 3600 $ par année.