(New York) L’homme dont on se plaît souvent à dire qu’il est le plus puissant de la planète pourrait voir sa présidence sombrer à cause d’une triathlète bisexuelle et athée qui affectionne les perruques roses.

Elle s’appelle Kyrsten Sinema. En novembre 2018, cette politicienne âgée de 45 ans a réussi un exploit en devenant la première démocrate en 30 ans à remporter un siège au Sénat des États-Unis dans l’État de l’Arizona. Son salaire annuel est passé à 174 000 $. Somme à laquelle elle a ajouté, à l’été 2020, 1117,40 $ gagnés à titre de stagiaire dans un vignoble de Sonoma, en Californie. Mais que faisait-elle donc là ?

La question fait partie de l’énigme associée au personnage. On dit qu’elle a la passion du vin. Mais ses critiques progressistes notent que son « stage » de trois semaines s’est déroulé au vignoble Three Sticks, dont le propriétaire milliardaire, Bill Price, est aussi cofondateur de TPG Capital, un des fonds de capital-investissement les plus importants des États-Unis.

Or, à la fin du stage de la sénatrice, Bill Price lui a fait une faveur. Il a organisé sur son vignoble une activité de collecte de fonds où chaque invité devait verser 5000 $. La majeure partie de la somme amassée devait servir à financer la prochaine campagne électorale de la stagiaire.

Ces jours-ci, Kyrsten Sinema semble vouloir rendre la pareille à Bill Price et à ses riches amis. Elle s’oppose à la pièce maîtresse du programme de Joe Biden : un plan ambitieux de 3500 milliards de dollars pour élargir le filet de sécurité sociale et lutter contre les dérèglements climatiques.

En public, elle attribue son opposition au coût de la mesure, qu’elle juge trop élevé. En privé, elle se dit en désaccord avec les hausses d’impôts qui financeraient le projet. Hausses qui cibleraient les particuliers gagnant plus de 400 000 $ par année et les entreprises, y compris les fonds de capital-investissement.

Un passé de militante

Kyrsten Sinema, faut-il préciser, n’est pas la seule de son parti à faire rager les progressistes ou à menacer la présidence de Joe Biden. Dans un Sénat où l’appui des 50 membres du groupe démocrate est nécessaire à l’adoption des grandes priorités du président, son collègue de Virginie-Occidentale, Joe Manchin, fait également la pluie et le beau temps.

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Joe Manchin, sénateur de Virginie-Occidentale

Mais Joe Manchin n’a rien d’une énigme. Il représente un des États américains les plus conservateurs. Et il a confirmé jeudi dernier sa modération, voire son conservatisme, en annonçant qu’il était prêt à consentir 1500 milliards de dollars au plan voulu par le président. Ça n’est pas assez aux yeux des progressistes, mais Joe Biden n’aurait pas perdu espoir de lui faire accepter 2000 milliards de dollars, ce qui n’est pas rien.

Kyrsten Sinema, elle, a été élue dans un État remporté par Joe Biden en 2020. Et elle n’a pas toujours été modérée, encore moins conservatrice. Cette ancienne travailleuse sociale a fait ses premiers pas en politique en militant au sein du Green Party. En 2000, elle a voté pour Ralph Nader, candidat présidentiel de ce parti et pourfendeur des grandes entreprises.

Après l’élection de George W. Bush à la présidence, elle a organisé des manifestations contre la guerre d’Irak au sein de l’organisation Code Pink. À ceux qui reprochaient alors aux pacifistes d’être « amoureux » d’Oussama ben Laden et de Saddam Hussein, elle a répondu : « Les vrais amoureux d’Oussama et de Saddam ont été Ronald Reagan et George H. W. Bush. »

Les progressistes emploient les mots opportunisme, narcissisme ou corruption pour expliquer le changement de la trajectoire politique de Kyrsten Sinema, qui a siégé à la Chambre des représentants pendant six ans avant d’être élue au Sénat.

Une chose est certaine : elle ne jure plus à Washington que par une approche bipartisane.

Une victoire personnelle

L’été dernier, elle a mis en application cette approche en participant avec des sénateurs démocrates et républicains à la rédaction d’un projet de loi de 1000 milliards de dollars sur les infrastructures traditionnelles – routes, ponts, voies ferroviaires, etc. Le Sénat l’a approuvé le 10 août dernier par 69 voix, dont 19 républicaines, contre 30. Il s’agissait d’une victoire personnelle pour la sénatrice Sinema, de même que pour Joe Biden.

Mais il y avait un hic. Il n’était pas question que la Chambre des représentants adopte à son tour ce projet de loi bipartisan avant que le Sénat approuve le plan de 3500 milliards de dollars sur les programmes sociaux et environnementaux. Plan pour lequel les démocrates ne peuvent compter sur l’appui d’aucun républicain.

Voilà donc l’impasse dans laquelle les démocrates se retrouvent aujourd’hui. Et Kyrsten Sinema ne donne pas toujours l’impression de vouloir aider son parti à en sortir.

Cette semaine, elle a tenu deux activités de collecte de fonds dont les participants représentaient des lobbys opposés au plus ambitieux des plans voulus par Joe Biden.

Elle a aussi qualifié d’« inexcusable » la décision de la Chambre de reporter le vote sur le projet d’infrastructures qui devait avoir lieu la semaine dernière. Décision qui, faut-il préciser, a été appuyée par Joe Biden.

Des observateurs estiment que Kyrsten Sinema s’inspire de l’ancien sénateur républicain d’Arizona John McCain pour se forger une image de « maverick », de franc-tireuse. John McCain, on s’en souvient, avait donné un exemple ultime de son indépendance en tournant le pouce vers le bas lors d’un vote crucial dans l’hémicycle du Sénat en juillet 2017. Il sabordait ainsi les efforts de Donald Trump et du Parti républicain pour abroger l’Obamacare.

En mars dernier, Kyrsten Sinema a fait le même geste, au même endroit, lors d’un vote sur l’augmentation du salaire minimum fédéral à 15 $ de l’heure. Certains démocrates ne lui ont jamais pardonné ce qui leur est apparu comme une manifestation de mépris envers les moins choyés de la société.

Mais la sénatrice de l’Arizona leur réserve peut-être des déceptions encore plus amères.