Bien avant l’arrivée de l’internet, l’assassinat de John F. Kennedy et l’alunissage d’Apollo 11 ont donné naissance à des théories du complot des plus insensées. Mais avec l’explosion des sites MySpace et les balbutiements de YouTube, l’effondrement des tours jumelles a propulsé le complotisme à une vitesse supérieure…

En septembre 2001, le terreau était déjà fertile pour la propagation des théories du complot, note Amarnath Amarasingam, spécialiste du phénomène de la radicalisation à l’Université Queens, en Ontario. « Les scandales comme le Watergate et l’opération MK Ultra [un projet scientifique de la CIA pour développer des techniques de manipulation mentale entre 1950 et 1970] avaient provoqué au fil du temps un déclin dans la confiance de la population envers le gouvernement », souligne-t-il.

Mais à cette époque des débuts de l’internet de masse, les thèses conspirationnistes se propageaient encore essentiellement dans des livres ou dans des magazines obscurs. Au moment de la publication du rapport de la Commission nationale d’enquête sur les attaques terroristes du 11 septembre, en juillet 2004, près de trois ans après les évènements, la dynamique avait déjà beaucoup évolué.

En avril 2005, trois jeunes dans la vingtaine sans véritable expérience en cinéma sont apparus de nulle part avec un film amateur monté sur un portable COMPAQ Presario avec un budget de 2000 $ US. Loose Change, un brûlot de 80 minutes qui accusait le Pentagone d’être responsable des attentats du 11 septembre 2001, a récolté 10 millions de visionnements sur YouTube, se hissant au sommet du palmarès de la toute jeune plateforme, lancée deux mois plus tôt.

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Loose Change, « premier blockbuster de l’internet », un brûlot qui accusait le Pentagone d’être responsable des attentats du 11 septembre 2001

Ce « premier blockbuster de l’internet », tel que l’a qualifié le magazine Vanity Fair, ne proposait dans sa première version qu’une seule entrevue avec un instructeur de vol de l’école fréquentée par l’un des pilotes kamikazes. Le reste n’était qu’une analyse sans nuances et très paranoïaque des rapports d’enquête gouvernementaux, sans le moindre contre-argumentaire tempérant les conclusions troublantes qu’il tirait.

« Le film n’était pas très bien produit », se souvient, M. Amarasingam. Mais force est d’admettre qu’il était d’une efficacité redoutable, avec sa musique et sa narration dramatiques. La magie de MySpace a fait le reste, affirme Jérôme Quirant, ingénieur français en mécanique des structures et auteur d’articles dans la revue Science et Pseudoscience sur les théories du complot entourant le 11-Septembre.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L'UNIVERSITÉ QUEENS

Amarnath Amarasingam, professeur à l’Université Queens

La conversation se poursuivait sur les réseaux sociaux, où des groupes s’organisaient beaucoup plus vite. Ils y exploraient des pistes, proposaient des scénarios. Les figures de proue sont devenues extrêmement populaires.

Amarnath Amarasingam, professeur à l’Université Queens

Une des grandes vedettes du mouvement, l’architecte californien Richard Gage, a fait énormément de bruit avec son groupe Architects & Engineers for 9/11 Truth, un collectif d’ingénieurs, de physiciens et d’architectes qui prétendait que les tours du World Trade Center avaient été détruites de façon contrôlée par des explosifs ultra-puissants, les nanothermites, placés à l’avance dans l’immeuble par des agents du gouvernement. En 2009, des membres du collectif ont publié dans l’Open Chemical Physics Journal, une revue scientifique relativement obscure, de soi-disant preuves de la présence de ces explosifs dans des copeaux contenant de fortes concentrations d’oxyde de fer, trouvés dans de la poussière provenant des sites d’effondrement. L’éditrice en chef du journal a immédiatement démissionné à la suite de la publication, pour laquelle elle n’avait pas donné son autorisation, mais le papier a eu un retentissement immense dans les milieux complotistes.

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Banderole du groupe Architects & Engineers for 9/11 Truth réclamant la tenue d'une « véritable enquête » sur les attentats du 11-Septembre, en 2008

« Ça a pris des mois avant de prouver que finalement, ces fameux copeaux étaient de la peinture anticorrosion utilisée pour protéger l’acier du World Trace Center », explique Jérôme Quirant.

La formule a fait école. Aujourd’hui, le mouvement négationniste de la COVID-19 tient en grande partie sur l’expertise d’une poignée d’experts dissidents qui s’expriment souvent dans des champs de compétence pointus qu’ils ne maîtrisent pas. Le mouvement produit ses propres films, qu’il arrive à réaliser très rapidement grâce au sociofinancement, une formule inexistante au début du millénaire. La culture des « mèmes », ces blagues de l’internet qui circulent de façon virale, donne un propulseur supplémentaire à cette dynamique, croit Amarnath Amarasingam. Résultat : « Les théories comme celles de QAnon se propagent considérablement plus vite, et la pensée complotiste devient de plus en plus commune », dit-il.

Mais 20 ans après les faits, les thèses conspirationnistes du 11-Septembre n’ont plus tellement la cote. Comme le souligne Jérôme Quirant, le complotisme carbure à la nouveauté. Si bien que même l’influent site InfoWars, aux États-Unis, dont l’animateur-vedette Alex Jones doit une grande partie de sa popularité aux thèses conspirationnistes entourant les attentats de 2001, a depuis longtemps cessé d’ergoter sur l’effondrement des tours jumelles. Il préfère parler du prétendu pénis de Michelle Obama, un sujet beaucoup plus populaire auprès de son auditoire.