(New York) Un président américain peut-il survivre politiquement à une catastrophe militaire comme celle qui s’est produite jeudi en Afghanistan ?

Les parallèles historiques sont imparfaits, mais éclairants. Et il ne fait pas de doute que Joe Biden, profondément fragilisé par l’attentat-suicide qui a tué 13 soldats américains et au moins 170 civils afghans à Kaboul, préférerait connaître le sort du président républicain Ronald Reagan plutôt que celui du président démocrate Jimmy Carter.

Et pourtant, Ronald Reagan a occupé la Maison-Blanche pendant une série de carnages et de cafouillages à peine croyables aujourd’hui. Il vaut la peine de les énumérer.

Le 17 avril 1983, 17 Américains meurent dans l’attentat contre l’ambassade des États-Unis à Beyrouth, capitale libanaise en proie au chaos.

Le 23 octobre 1983, 241 marines, membres d’une force multinationale de sécurité, périssent dans l’attentat au camion piégé contre leur quartier général à Beyrouth. Plus de 120 autres militaires sont blessés dans cette attaque revendiquée, comme la précédente, par le Djihad islamique.

Le 16 mars 1984, William Buckley, chef de l’antenne de la CIA à Beyrouth, est enlevé et torturé par le Hezbollah.

Le 20 septembre 1984, une voiture piégée explose devant une annexe de l’ambassade des États-Unis à Beyrouth, faisant 24 morts et blessant légèrement l’ambassadeur des États-Unis.

Et le 6 novembre 1984, Ronald Reagan est réélu haut la main. Récoltant 58,8 % des voix, il enlève tous les États, sauf le Minnesota, celui de son adversaire démocrate, Walter Mondale.

PHOTO COLLECTION DE LA MAISON-BLANCHE, VIA WIKIMEDIA COMMONS

Le président Ronald Reagan et Nancy Reagan regardant les résultats des élections au Century Plaza Hotel de Los Angeles, en Californie, le 6 novembre 1984

L’économie américaine, qui roule à plein régime, y est pour beaucoup dans son triomphe. Mais la façon dont les rivaux du président républicain ont traité les catastrophes au Liban a également joué dans le résultat de l’élection.

Les démocrates ont uni leurs voix à celles des républicains pour dénoncer le Djihad islamique, le Hezbollah et autres responsables des morts américaines. Majoritaires à la Chambre des représentants, ils ont également lancé une enquête bipartisane sur l’attentat contre la caserne des marines, cherchant à comprendre ce qui s’était passé plutôt qu’à désigner des coupables.

Une comparaison dangereuse

Joe Biden, 37 ans plus tard, peut rêver à un boom économique en 2022 ou en 2024. Mais il sait déjà qu’il ne peut compter sur l’appui de ses rivaux politiques pour affronter les crises de politique étrangère.

Avant même de connaître le nombre exact de soldats américains tués à Kaboul, des dirigeants républicains du Congrès ont rejeté la faute sur le président de leur pays, faisant fi de la responsabilité des terroristes.

« Joe Biden a du sang sur les mains », a déclaré la représentante républicaine de l’État de New York Elise Stefanik, numéro trois de son groupe à la Chambre.

Cet horrible désastre humanitaire et de sécurité nationale est uniquement le résultat du leadership faible et incompétent de Joe Biden. Il est inapte à être commandant en chef.

Elise Stefanik, représentante républicaine de l’État de New York

De nombreux élus républicains ont appelé à la démission ou à la destitution du président démocrate. Des commentateurs conservateurs l’ont également comparé à Jimmy Carter.

« Joe Biden est devenu Jimmy Carter dimanche », a écrit William McGurn, ex-rédacteur de discours de George W. Bush, dans une tribune publiée par le Wall Street Journal après la prise de pouvoir des talibans.

« Des années après que le président Carter a quitté le bureau ovale, son nom reste synonyme de faiblesse et d’ineptie », a-t-il ajouté. Depuis jeudi, cette comparaison est devenue encore plus dangereuse pour Joe Biden.

PHOTO MADELINE DREXLER, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le président Jimmy Carter, à gauche, et le candidat présidentiel républicain Ronald Reagan se serrent la main après avoir débattu au Cleveland Music Hall, en octobre 1980.

L’histoire retient que Jimmy Carter a donné le feu vert à une opération militaire qui a tourné au fiasco et contribué à sa défaite contre Ronald Reagan en novembre 1980. Ça se passe pendant la crise des otages américains en Iran. Le 24 avril 1980, sous les ordres du président démocrate, une force d’assaut composé de 120 hommes s’envole à bord d’hélicoptères et d’avions vers Téhéran pour récupérer les 53 otages américains détenus depuis des mois par des étudiants iraniens dans l’ambassade des États-Unis à Téhéran.

Huit soldats mourront dans cette opération qui devra être abandonnée en cours de route en raison de tempêtes de sable et de problèmes techniques.

L’avantage du temps

L’échec de cette opération en est venu à symboliser celui de la présidence de Jimmy Carter. Sa défaite électorale pouvait certes s’expliquer par d’autres facteurs, dont une économie plombée par une crise énergétique suivie d’une récession.

Mais Joe Biden ne voudra pas que sa présidence soit définie par une autre journée sombre dans l’histoire américaine, celle du 26 août 2021, au cours de laquelle l’évacuation de civils américains et afghans de Kaboul a viré au carnage. Une journée qui l’a profondément ébranlé, si l’on se fie à l’image qu’il a projetée lors de sa conférence de presse de jeudi, celle d’un homme submergé par l’émotion et peut-être dépassé par les évènements.

Joe Biden peut se consoler en se disant qu’il a l’avantage du temps. Il reste encore plus d’une année avant les élections de mi-mandat et plus de trois années avant la prochaine élection présidentielle. Cet automne, il pourrait relancer sa présidence en promulguant des projets de loi sur les infrastructures et les programmes sociaux qui rivaliseront avec les plus grandes réalisations de Franklin Roosevelt et de Lyndon Johnson.

Le recul du temps pourrait permettre en outre aux Américains et à leurs médias fébriles de relativiser le drame de jeudi et les scènes de chaos qui l’ont précédé à l’aéroport de Kaboul. D’autant que le président démocrate a mis fin à une guerre devenue impopulaire auprès d’une majorité d’Américains.

Mais le chapitre afghan est encore loin d’être clos. Les responsables américains répètent qu’un autre attentat est « très probable » à Kaboul « dans les 24 à 36 heures », soit tout juste avant la date prévue du retrait des soldats américains d’Afghanistan. « La situation sur les lieux reste extrêmement dangereuse et la menace d’une attaque terroriste contre l’aéroport demeure élevée », a prévenu le président américain dans un communiqué. Autre probabilité : un certain nombre de civils américains et des dizaines de milliers d’alliés afghans ne pourront être évacués à temps.

Et il y a la question de ce qui adviendra de l’Afghanistan après le départ des Américains. La peur que ce pays ne devienne un refuge de terroristes islamistes est grande. Jimmy Carter et Ronald Reagan n’auraient sans doute jamais pu prédire qu’ils contribueraient à un tel scénario en soutenant la guérilla anticommuniste des moudjahidines.