À partir du 1er septembre, des Américains de n’importe où au pays pourront poursuivre les médecins ou les proches d’une femme s’étant fait avorter après six semaines de grossesse au Texas – qu’ils connaissent la patiente ou non, que l’aide apportée soit sous forme médicale ou autre. Des défenseurs du droit à l’avortement tentent de freiner la loi avant son entrée en vigueur. Mais une disposition inusitée utilisée par l’État rend la démarche difficile.

« Quand j’ai vu cette loi, j’étais sous le choc, je ne croyais pas que c’était réel, c’est tellement absurde », a réagi au téléphone la pasteure multiconfessionnelle Erika Forbes, établie à Dallas.

Dans son rôle de guide, la militante du droit à l’avortement pourrait être poursuivie pour au moins 10 000 $ US par n’importe quel Américain si elle aide une femme enceinte de plus de six semaines à obtenir un avortement.

PHOTO FOURNIE PAR ERIKA FORBES

La pasteure Erika Forbes, qui a elle-même subi deux interruptions volontaires de grossesse, milite pour le droit à l’avortement.

Le Texas n’est pas le premier État à tenter de limiter la légalité de l’avortement au moment où l’on peut entendre les pulsations cardiaques du fœtus, soit autour de six semaines de grossesse ; aucun n’a encore réussi à passer le test de la contestation juridique. Il est le seul par contre à faire reposer l’application de la loi uniquement sur les épaules des citoyens, au moyen de poursuites au civil.

Du « jamais-vu »

« C’est du jamais-vu d’interdire à un État de faire respecter sa propre loi et de laisser entièrement la responsabilité aux citoyens de la faire respecter », note Caroline Mala Corbin, professeure de droit à l’Université de Miami.

La spécialiste de la Constitution américaine y voit une intention flagrante : rendre une contestation plus difficile, puisque ce sont normalement les entités chargées de faire appliquer la loi qui sont visées.

« Le but de cette loi est d’éviter ce genre de recours », renchérit Josh Blackman, professeur de droit constitutionnel au South Texas College of Law Houston.

C’est impossible de poursuivre le gouverneur ou l’État puisque ce ne sont pas eux qui font appliquer la loi.

Josh Blackman, professeur de droit constitutionnel au South Texas College of Law Houston

Des groupes pour le droit à l’avortement ont tout de même déposé un recours légal. Mené par le Whole Woman’s Health, et incluant aussi la pasteure Erika Forbes et le DBhavik Kumar, il vise notamment les juges de l’État.

Il est difficile de prévoir les résultats. « Je n’ai pas très bon espoir de voir ce genre d’effort désespéré réussir, commente M. Blackman. Mais c’est la seule option pour eux maintenant. »

Bataille autour de l’avortement

La loi texane s’inscrit dans une bataille juridique sur le droit à l’avortement, qui s’est intensifiée aux États-Unis avec une Cour suprême maintenant majoritairement composée de juges conservateurs. Des groupes opposés à l’arrêt de 1973 qui statuait sur le droit à l’avortement estiment ainsi avoir une meilleure chance d’obtenir une nouvelle interprétation juridique.

La décision de l’époque garantit le droit à l’interruption volontaire de grossesse pendant le premier trimestre, mais laisse la possibilité à chaque État d’interdire l’avortement lorsque le fœtus est considéré comme viable, environ entre 22 et 24 semaines.

Mais des groupes antiavortement aimeraient la faire modifier, menant un combat pour ce qu’ils décrivent comme la protection de la vie humaine. La Cour suprême a accepté d’entendre un litige sur la loi interdisant les avortements après 15 semaines au Mississippi, autour de l’argument selon lequel le fœtus pourrait ressentir de la douleur à ce stade. Une décision devrait être rendue l’an prochain.

Aucun flou juridique

Si certaines dispositions peuvent alimenter des débats d’interprétation, la nouvelle loi texane, en fixant la période à six semaines, ne s’inscrit dans aucun flou juridique, selon Mme Corbin.

Il ne fait aucun doute que cette loi est inconstitutionnelle.

Caroline Mala Corbin, professeure de droit à l’Université de Miami

Mais en rendant sa contestation plus difficile dans un premier temps, la nouvelle disposition de la loi augmente ses chances d’être en vigueur au moins pendant un certain temps – par exemple, jusqu’à un premier cas contesté –, ce qui pourrait avoir des effets à plus long terme.

Amy Hagstrom Miller est à la tête de Whole Woman’s Health, groupe offrant l’avortement et demandeur principal de la poursuite. Déjà, la contestation de ce qu’elle considère comme une loi « radicale » demande beaucoup de préparation légale, dit-elle. Et le groupe se prépare pour la suite.

« Ça nous impose un poids additionnel, ajoute-t-elle. Nous travaillons avec des donateurs et des fondations, avec des gens qui nous aident à mettre sur pied un fonds pour soutenir les cliniques et le personnel. »

PHOTO TRISH BADGER, FOURNIE PAR PLANNED PARENTHOOD

Le DBhavik Kumar, défenseur du droit à l’avortement, est l’un des deux médecins faisant partie des défendeurs dans la poursuite contre la nouvelle loi au Texas.

Le DKumar, médecin au Planned Parenthood Center for Choice à Houston, entend se plier à la nouvelle loi en redirigeant les patientes enceintes de plus de six semaines vers un autre État, mais il craint les impacts pour celles n’ayant pas les moyens de faire le voyage. « On sait que quand l’État impose des restrictions, ça touche plus défavorablement les gens à faibles revenus et les minorités visibles », dit-il au téléphone.

La pasteure Erika Forbes, qui travaille avec l’organisme Texas Freedom Network, attend la suite, mais compte bien poursuivre son boulot. « Je vais continuer à aider les femmes dans leurs choix et à leur donner du réconfort, aussi longtemps que je pourrai », dit-elle.

Répercussions possibles

L’un des points soulignés par les opposants à la nouvelle loi texane sur l’avortement est la brèche que cela pourrait créer pour les autres droits constitutionnels ailleurs au pays. « Comme la poursuite le souligne, si on permet ce genre de structure où ce n’est pas l’État qui fait appliquer la loi, mais bien des citoyens privés, et que c’est ce qui permet de contourner les contestations constitutionnelles, on peut imaginer un État très progressiste adopter une loi manifestement anticonstitutionnelle sur les armes en utilisant la même structure », note Caroline Mala Corbin, professeure de droit à l’Université de Miami. Au-delà de la question de l’avortement, les États risquent donc de suivre ce qui se passe au Texas pour d’autres enjeux clivants.

619 591

Nombre d’avortements médicaux pratiqués aux États-Unis en 2018

92,2 %

Proportion de ces avortements pratiqués à 13 semaines ou moins

Source : Centers for Disease Control and Prevention