(Ithaca, New York) Il y aura un an le 25 mai, George Floyd expirait sous le genou d’un policier blanc de Minneapolis. Filmé par une adolescente, son meurtre a provoqué une vague de manifestations sans précédent contre la brutalité policière et le racisme. Qu’a changé ce mouvement aux États-Unis ? La Presse a soulevé la question auprès de Noirs à New York et en se rendant à Ithaca, ville progressiste qui veut rebâtir à neuf son service de police… et désarmer certains de ses agents.

La « résolution des conflits » comme nouveau mot d’ordre

« Ithaca est la ville progressiste la plus raciste que vous pouvez trouver. »

Assis dans un parc ombragé, Harry Smith, Afro-Américain âgé de 41 ans, raconte ses premiers démêlés avec la police de cette ville du centre de l’État de New York dominée par le campus de l’Université Cornell, l’un des plus prestigieux des États-Unis, et entourée de vignes verdoyantes et de gorges spectaculaires.

À 16 ans, il a subi une fracture d’un doigt lors d’une arrestation musclée sur un court de basketball. Il avait raté une comparution en cour pour une affaire d’intrusion. Sa faute – il parle d’un oubli – lui a valu une première peine de prison.

« Après, je ne pouvais même pas travailler au McDonald’s à cause de mon casier judiciaire », dit celui qui est aujourd’hui organisateur communautaire.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Harry Smith, résidant d’Ithaca

Je ne suis pas le seul adolescent noir d’Ithaca auquel ce genre d’histoires est arrivé. C’est pour ça que nous avions un taux de récidivisme si élevé. Que pouvait-on faire en sortant de prison ?

Harry Smith, résidant d’Ithaca

Et c’est pour cette raison qu’il considère encore aujourd’hui Ithaca comme « une ville progressiste pour tout le monde, sauf pour les Noirs ».

Or, près d’un an après le meurtre de George Floyd, dont le premier anniversaire sera souligné le 25 mai, le maire d’Ithaca, Svante Myrick, veut faire mentir Harry Smith. Le 30 mars dernier, il a obtenu l’appui unanime du conseil municipal pour transformer le service de police de sa ville d’environ 30 000 habitants. Sa démarche est l’une des plus ambitieuses qui ont été entreprises aux États-Unis dans la foulée du mouvement Black Lives Matter.

Des agents non armés

« Le système policier ne fonctionne plus depuis longtemps pour les personnes concernées », dit en entrevue le maire de 33 ans, qui a été élu à ce poste pour la première fois à l’âge de 24 ans. « Les policiers eux-mêmes sont malheureux, mécontents et épuisés. Et les communautés minoritaires se sentent terrorisées et méfiantes. Cela dit, pour opérer un grand changement structurel, il faut retenir l’attention de toute la communauté pendant une période prolongée. Et le meurtre de George Floyd a vraiment déclenché ça à Ithaca. Il a vraiment focalisé l’attention de tout le monde sur la résolution des problèmes de justice, ce qui n’arrive pas souvent. C’est une occasion unique. »

Le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, en est en partie responsable. Après le meurtre de George Floyd, il a exigé que toutes les municipalités de l’État dotées d’un service de police soumettent, au plus tard le 1er avril 2021, un projet de réforme destiné à mieux servir leurs communautés de couleur. Ithaca est allée plus loin que toutes les autres en proposant de rebâtir à neuf son service de police. Celui-ci sera remplacé par un service dirigé par un civil et composé d’agents armés et non armés. Son nom provisoire : « Service des solutions communautaires et de sécurité publique ».

PHOTO FOURNIE PAR SVANTE MYRICK

Svante Myrick, maire d’Ithaca

Dès le départ, les personnes qui se joindront au service seront sélectionnées au moyen de tests psychologiques de haut niveau et formées en mettant l’accent sur la désescalade et la résolution des conflits.

Svante Myrick, maire d’Ithaca

Le maire d’Ithaca estime à deux ans le temps que nécessitera la transition vers ce nouveau service.

L’opposition du syndicat

En attendant, certaines recommandations du projet de réforme de la Ville sont déjà en vigueur. Elles incluent la réaffectation d’un véhicule de type militaire utilisé par le groupe d’intervention tactique du service de police et la fin des mandats de perquisition permettant aux agents d’entrer sans frapper chez les suspects.

D’entrée de jeu, le syndicat des policiers d’Ithaca a dénoncé haut et fort le projet de réforme. « Dire que nous nous sentons trahis et que nous sommes en colère est un euphémisme », a déclaré début mars le président du syndicat, Thomas Condzella, en accusant la Ville de vouloir « détruire » un service de police « très fonctionnel » et contourner la convention collective des policiers.

Le syndicat a présenté par la suite son propre projet de réforme, se disant ouvert à des changements. Mais ses dirigeants n’ont pas voulu accorder d’entrevue à La Presse sur le sujet.

De façon générale, le syndicat est perçu comme un obstacle majeur à la mise en œuvre des recommandations contenues dans le projet de réforme adopté par le conseil municipal.

« Ce syndicat est la principale force qui perpétue les pratiques dépassées de la police », dit Yasmine Rashid, militante communautaire et organisatrice de nombreuses manifestations contre la brutalité policière l’été dernier. « Des pratiques qui mènent à la marginalisation, au profilage et aux abus perpétrés par les policiers contre les communautés de couleur. »

Une « culture de la peur »

Laura Branca, membre du groupe Community Leaders of Color, évoque pour sa part une « culture de la peur » au sein d’un service de police dont 90 % des membres vivent à l’extérieur d’Ithaca, une ville où environ 30 % de la population est issue des minorités.

« Tant que des agents autorisés à porter des armes auront peur des personnes qu’ils ont juré de protéger et de servir, vous aurez les ingrédients d’une très mauvaise recette pour la violence, les réactions excessives, les comportements brutaux et le manque de respect », dit-elle.

PHOTO FOURNIE PAR YASMINE RASHID

Yasmine Rashid

Le nouveau service devra donc s’assurer d’exiger des nouveaux employés qu’ils vivent à Ithaca, de façon à s’assurer qu’ils sont ici pour nous servir et non pas pour nous contrôler.

Laura Branca, membre du groupe Community Leaders of Color

Le maire d’Ithaca partage cet objectif. Au-delà du mandat imposé par le gouverneur Cuomo, il se sent investi d’une mission personnelle.

« George Floyd ressemblait à mon père », dit Svante Myrick, qui est né de parents mixtes dans une petite ville du nord de l’État de New York. « En regardant son meurtre, j’ai eu une réaction personnelle. Je pense que chaque Américain a eu une réaction et s’est demandé : ‘‘Qu’est-ce qui est en mon pouvoir pour que cela ne se reproduise pas ? Qu’est-ce que je peux faire pour que cela soit moins probable ?’’ Mais tous les Américains ne sont pas à la tête d’un service de police. Je l’étais. Et je me suis engagé l’été dernier à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que cela ait moins de risques de se reproduire. »

Six regards sur l’après-George Floyd

PHOTO MARK HOFFMAN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des passants se recueillent devant une œuvre murale à la mémoire de George Floyd, à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 20 avril.

Quel regard posent les Afro-Américains sur leur pays, leurs villes, leur vie, un an après le meurtre de George Floyd ? Six d’entre eux ont fait part de leurs réflexions à La Presse.

Joy Bruce-Tagoe, actrice, 23 ans, Bedford-Stuyvesant, Brooklyn

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Joy Bruce-Tagoe

« Je pense que les jeunes ont été très affectés par ce qu’il s’est passé au cours de la dernière année et ils veulent du changement. Malheureusement, les personnes âgées y résistent. Le changement viendra donc quand les vieux s’éteindront. Pour le moment, ils prennent toute la place avec leurs vieilles façons de penser et leurs vieilles façons de faire. Je pense que beaucoup de jeunes, quelle que soit leur race ou leur ethnicité, sont sur la même longueur d’onde. Ils veulent combattre le racisme systémique qui structure notre société. C’est une histoire qui dure depuis tellement longtemps, qui est tellement difficile à changer. Et c’est comme cela dans le monde entier, pas seulement aux États-Unis. »

Ausar English, ingénieur logiciel, 34 ans, Astoria, Queens

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Ausar English

« Les gens de New York ont vécu beaucoup d’expériences traumatisantes au cours de la dernière année, avec la COVID-19 et les questions de justice sociale. Malgré tout, en pleine pandémie, ils sont descendus en grand nombre pour protester contre le racisme et la brutalité policière. Tout cela a rapproché la ville. Il suffisait de marcher dans les rues pour ressentir une certaine énergie. Quelque chose avait changé en mieux. Et ç’a été confirmé à mon avis lorsque Derek Chauvin a été déclaré coupable du meurtre de George Floyd. Bien sûr, cela ne va pas ramener les vies perdues, mais c’était un moment où le pays a reconnu l’inégalité systémique. J’en ai été heureux et soulagé. »

Mashonda Taylor, directrice de la fondation Woodlawn, 37 ans, Birmingham, Alabama

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Mashonda Taylor

« Quand je pense à tout ce qu’il s’est passé après le meurtre de George Floyd, je vois différents types de personnes prendre conscience pour la première fois des problèmes entre notre communauté et la police, et aussi de la façon dont nous sommes perçus dans nos communautés. Ce n’est plus quelque chose qu’on peut ignorer. Tout le monde a observé le même mouvement au même moment parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire à cause de la pandémie. Ce mouvement a mis en lumière des choses qui se produisent dans nos vies depuis des générations. Il a ouvert des conversations non seulement sur la police, mais également sur le logement, l’éducation, le racisme systémique. »

Oriel Ceballos, peintre, 38 ans, Jersey City, New Jersey

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Oriel Ceballos

« Je vois certains changements en tant qu’artiste qui passe beaucoup de temps à l’extérieur. Avant, à New York, surtout dans [Washington Square Park], il y avait une présence très marquée de la police, une présence agressive. De façon générale, j’ai l’impression que la police se tient en retrait aujourd’hui. C’est un peu comme durant les années folles. La ville est en suspens, les gens se disent : ‘‘Que se passe-t-il ?’’ Ils sont optimistes, gonflés à bloc. L’année dernière, ils étaient rivés à la télé. Ils étaient forcés de lire, de réfléchir, et je pense que cela a provoqué un changement. Nous avons beaucoup à faire, mais j’ai l’impression que les gens sont plus conscients. La conscience est notre meilleur outil. »

Tony Henville, concierge, 57 ans, Harlem, Manhattan

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Tony Henville

« Rien n’a changé. Les flics continuent à s’en tirer après avoir commis des meurtres. Ils en ont condamné un à Minneapolis, mais le tueur de Breonna Taylor n’a même pas été inculpé. Il y a encore beaucoup de racisme. Et ça dure depuis longtemps. Les policiers ont besoin d’une meilleure formation. Ils ont besoin d’une meilleure évaluation psychologique. Et je ne parle pas seulement des policiers blancs. C’est la même chose pour les Noirs. Le flic noir a l’impression qu’il doit soutenir son partenaire blanc, quoi qu’il arrive. C’est comme une clique. Pensez à tous ces flics qui n’ont rien fait pendant les neuf minutes où leur partenaire avait son genou sur le cou de George Floyd. »

Sheryl Faust, informaticienne à la retraite, 70 ans, Prospect Heights, Brooklyn

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Sheryl Faust

« J’ai terminé l’école secondaire en 1968. Environ trois ans auparavant, j’avais fait l’expérience de Jim Crow [la ségrégation raciale du Sud] alors que je rendais visite à mes grands-parents à Memphis, la ville du Tennessee où Martin Luther King a été assassiné. J’ai ressenti cela très profondément lorsque j’étais enfant, puis à nouveau lorsque j’ai obtenu mon diplôme d’études secondaires. Et ensuite, vous voyez l’évolution du racisme sur le marché du travail, jusqu’au moment où vous tombez sur la vidéo d’un homme noir avec le genou d’un homme blanc sur son cou. C’est presque comme si nous entrions dans un vortex, que nous tournions en rond, que l’histoire se répétait, et que le racisme nous apparaissait probablement plus répandu et insidieux parce que nous pouvions tous en être témoins sur l’internet. Tous en même temps. Et pourtant, il persiste. »