(Chicago) Congés de maladie à la hausse, départs anticipés à la retraite, démissions, et même suicides : les policiers américains ont du mal à encaisser les accusations de violences, voire de racisme, qui les visent, tout en affrontant la mort au quotidien.

En 27 ans de service au sein des forces de l’ordre de Chicago, Rick Nigro n’a jamais constaté autant de désespoir chez ses collègues. « Ça se voit sur les visages lors des réunions de service », dit-il à l’AFP.

« Je connais des militaires qui ont vu des choses horribles à Falloujah », en Irak, « mais moins que ce que l’on voit chaque jour ici », assure-t-il en confiant que, si c’était à refaire, jamais il ne s’engagerait dans les forces de l’ordre.

En 2020, il y a eu 769 homicides dans la troisième ville des États-Unis, soit plus que dans les deux plus grandes métropoles du pays, New York (432) et Los Angeles (300), réunies. « On n’est pas préparés à faire face à ce stress », a commenté Rick Nigro dans une lettre ouverte à sa hiérarchie, écrite après le troisième suicide d’un confrère depuis janvier.

Au-delà de cette hausse des meurtres constatée dans tous les États-Unis en 2020, les quelque 800 000 policiers américains doivent aussi faire face à des critiques de plus en plus virulentes sur leur usage de la force, exprimées aussi bien lors des manifestations du mouvement Black Lives Matter (« Les vies noires comptent ») que dans des enceintes prestigieuses, comme la cérémonie des Oscars.

« Aujourd’hui, la police va tuer trois personnes, demain elle en tuera trois et après-demain, trois autres », a ainsi lancé le réalisateur noir Travon Free, couronné dimanche soir pour un court métrage de fiction sur le sujet, « Two distant strangers ». Les forces de l’ordre tuent un millier de personnes chaque année en moyenne « et de manière disproportionnée des personnes noires », a-t-il rappelé face à un public approbateur.

« Abandonner »

Ce climat de défiance peine le conseiller municipal Matt O’Shea, élu dans un quartier où vivent de nombreux policiers. « C’est triste et frustrant de voir autant de gens se détourner des policiers, alors qu’ils se mettent en danger tous les jours pour nous protéger », dit-il.

Dans un pays où les armes à feu circulent massivement, 46 policiers ont été tués en 2020 dans l’exercice de leurs fonctions (sans compter les accidents) et 22 depuis le 1er janvier 2021, selon des statistiques du ministère de la Justice.

En raison des risques encourus, les policiers américains ont longtemps joui d’une image relativement positive, surtout auprès de la majorité blanche de la population. Mais celle-ci a commencé à se fissurer avec la multiplication des enregistrements vidéo d’adolescents criblés de balles, de suspects abattus de dos ou d’innocents tués par erreur.

« Les gens voient de mauvaises choses et pensent que tous les agents sont les mêmes », déplore William Jaconetti, qui a pris sa retraite après 40 ans au sein de la police de Chicago. Selon lui, aujourd’hui, « les agents sont tristes quand ils vont travailler et ont envie de tout plaquer ».

De fait, les effectifs des forces de police ont fondu dans les villes où ont eu lieu les drames les plus médiatisés. A Minneapolis, où un policier blanc a étouffé sous son genou l’Afro-Américain George Floyd, plus de 100 agents sur un millier sont partis en 2020, deux fois plus que l’année précédente, et environ 150 sont actuellement en congé, notamment pour « stress post-traumatique ».

« Pas attractif »

Quant aux nouvelles recrues, elles ne sont pas nombreuses à se presser dans les académies de police. « Recruter au sein des forces de l’ordre est devenu extrêmement difficile dans tous les États-Unis », a reconnu récemment la cheffe de la police de Louisville, Erika Shields. « Notre produit n’est plus attractif à cause de blessures que nous nous sommes infligées nous-mêmes », a-t-elle ajouté.

Dernier signe en date de la crise de confiance : le gouvernement fédéral a ouvert des enquêtes pour débusquer d’éventuels abus ou discriminations au sein des forces de l’ordre de Louisville et Minneapolis, et d’autres pourraient suivre.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que nombre d’agents broient du noir, estime John Garrido, policier depuis 30 ans à Chicago, qui plaide pour un soutien psychologique obligatoire.

« C’est un travail que nous avons choisi » avec ses difficultés, admet-il. « Mais on voit des choses terribles tous les jours : la rage, les meurtres, la tristesse. Et quand on ajoute les facteurs extérieurs, les médias, les politiques, c’est la catastrophe assurée. »