Les propos « incendiaires » de Donald Trump, qui a soutenu jeudi soir qu’il gagnerait facilement l’élection si on comptait les « votes légaux », pourraient susciter beaucoup de violence dans les jours à venir, s’inquiètent des spécialistes de la politique américaine. Selon eux, il pourrait même s’agir d’un tournant dans l’histoire moderne des États-Unis, plus divisés que jamais. Explications.

« C’est comme un pyromane qui se promène dans un quartier déjà dangereux, et qui met une allumette dans le brasier, en espérant que le feu va prendre. Ça n’augure rien de bon », résume le président de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM, Charles-Philippe David.

Se disant personnellement ébranlé par le discours de M. Trump, qu’il qualifie de « honte sans nom pour la démocratie », l’expert ajoute que « tout est faux et manipulé dans ce genre de discours ».

« C’est très perturbant. Moi, je crains beaucoup pour cette société et pour la démocratie américaine en ce moment. Le président a utilisé l’institution de la Maison-Blanche pour propager la haine », martèle M. David, avant d’ajouter : « On va se souvenir longtemps du 5 novembre 2020. »

Nous n’avons jamais été aussi loin des institutions qu’on connaît. C’est Barack Obama qui doit pleurer en regardant tout ça aller.

Charles-Philippe David, président de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM

Une désinformation condamnée

Jeudi soir, lors de son premier discours public depuis la nuit de mardi à mercredi, le président Donald Trump a réitéré ses attaques envers le système électoral, qui contribue selon lui à « créer une illusion de lancée » pour son opposant démocrate, Joe Biden. « Si vous comptez les votes légaux, je gagne facilement. Si vous comptez les votes illégaux, ils peuvent essayer de voler cette élection », a martelé M. Trump, s’en prenant aux nombreuses « tentatives de fraude » qui tendent selon lui à défavoriser le clan républicain.

La plupart, sinon la totalité des interventions de M. Trump n’étaient basées sur aucun fait avéré. Plusieurs chaînes de télévision américaines ont d’ailleurs décidé jeudi soir d’interrompre la diffusion de son allocution, estimant qu’il s’agissait de désinformation. Très vite, la chaîne MSNBC a arrêté sa diffusion en direct, suivie par NBC News et ABC News, notamment.

Un peu plus tôt, le démocrate Joe Biden avait appelé la population à « rester calme », en assurant n’avoir « aucun doute » quant à sa victoire à l’élection présidentielle. « Aux États-Unis, le scrutin est sacré, c’est comme ça que les Américains expriment leur voix », a-t-il lancé, avant d’ajouter que « chaque bulletin doit être compté ».

À l’Université d’Ottawa, le spécialiste des affaires étrangères Thomas Juneau avoue lui aussi éprouver de vives inquiétudes pour la suite.

Le danger est assez clair. C’est certes une minorité qui pourrait sortir dans les rues et devenir violente, mais dans un climat où la tension est déjà extrêmement élevée, ça prend peu pour qu’il y ait une étincelle.

Thomas Juneau, spécialiste des affaires étrangères à l’Université d’Ottawa

L’ancien analyste du ministère de la Défense nationale du Canada est catégorique : les institutions démocratiques américaines seront durement affectées par la crise politique actuelle. « Elles vont résister, c’est sûr, mais elles seront très affaiblies. Les prochaines administrations vont avoir un travail colossal de stabilisation et de réconciliation à faire sur plusieurs années. Une fracture sociale pareille, ça se mesure en générations », ajoute M. Juneau.

La démocratie en réel danger ?

Pour John Fea, auteur et professeur d’histoire des États-Unis au Messiah College, en Pennsylvanie, le risque de multiplication des gestes violents est aussi bien réel, surtout si Donald Trump n’est finalement pas réélu. « On voit déjà ses adeptes les plus radicaux entourer des bureaux de vote. Pour moi, ça illustre que les gens vont répondre, qu’ils ne prendront rien à la légère », indique-t-il à La Presse.

Au-delà de ses raccourcis intellectuels, c’est surtout le caractère nocif de Donald Trump qui préoccupe l’enseignant de formation. « Il dit en gros à ses électeurs de le croire, que la fraude est réelle, qu’il ne faut pas faire de recherches, que l’évidence, c’est lui qui l’a. Et le message derrière, c’est de se mobiliser pour faire quelque chose », poursuit M. Fea.

D’aussi loin que je me souvienne, aucun président n’a jamais autant défié la démocratie de cette façon. C’est scandaleux.

John Fea, professeur au Messiah College, en Pennsylvanie

Spécialiste de la politique américaine à l’Université Concordia, Graham Dodds abonde dans le même sens. « Pour moi, si Trump réussit à créer assez de confusion, il pourrait éventuellement avoir la légitimité politique de contester les résultats des élections dans plusieurs États. Ce serait sans précédent, mais c’est une possibilité à laquelle il faut se préparer », souligne-t-il.

Comme ses collègues, M. Dodds prévient que l’ère Trump laissera beaucoup de séquelles. « Même si Joe Biden est le prochain président, le trumpisme, lui, ne s’en ira pas comme ça. Qu’on le veuille ou non, ses conséquences vont demeurer dans nos sociétés pour encore un peu, voire beaucoup de temps », conclut-il.