La course à la présidence était sur le fil du rasoir, jeudi matin, quand Donald Trump a commis son premier gazouillis sur Twitter.

Enfin, gazouillis, ce n’est peut-être pas le bon mot. Disons plutôt son premier rugissement.

« STOP THE COUNT ! »

Cessez le comptage. Arrêtez le dépouillement des voix, puisque ces voix risquent de confirmer ma défaite.

On a l’impression d’avoir affaire au coup de sang d’un enfant gâté qui envoie valser les pièces du jeu de Scrabble parce que son adversaire vient de placer un mot de sept lettres sur une case « Mot compte triple ».

Mais non. C’est bien du président de l’une des plus grandes démocraties de la planète qu’il s’agit.

Et ce n’est pas un coup de sang. Pas du tout. C’est une stratégie élaborée de longue date pour miner la confiance des Américains envers le processus électoral et, surtout, envers les résultats du scrutin présidentiel.

Donald Trump a poursuivi sa campagne d’intox, jeudi soir, avec un discours hallucinant, indigne et dangereux. Un discours d’un cynisme sans nom, tellement rempli de mensonges que de grandes chaînes l’ont carrément retiré des ondes.

Encore une fois, Trump a déclaré qu’on lui avait volé la victoire. Il a condamné une « machine démocrate corrompue ». Il a évoqué des fraudes massives dans les votes postaux — mais seulement dans les États qui lui ont échappé. Il a rappelé qu’il avait prédit ce « désastre » depuis des mois.

C’est faux. Il n’a pas prédit ce désastre. Il l’a préparé.

En exhortant ses partisans à ne pas voter par la poste, le président a préparé le terrain pour les évènements honteux qui se déroulent aujourd’hui. Il a fait en sorte que ce soit des démocrates, en grande majorité, qui se prévalent du vote par correspondance. Ça lui permet maintenant de crier à la fraude.

Alors que les États-Unis, plus divisés que jamais, sont toujours plongés dans l’incertitude, Donald Trump s’emploie à nourrir la bête. Il sème le doute. Il encourage le chaos. Au risque de déclencher des violences.

Mercredi soir, en Arizona, des manifestants ont tenté de forcer leur entrée dans un centre où l’on s’affairait à dépouiller les votes. « Arrêtez le vol ! », scandaient-ils. Certains, armés, appartenaient à des groupes d’extrême droite.

Tout cela est terrifiant. Surréaliste, aussi. Un leader qui s’entoure de loyalistes, qui alimente la discorde, qui revendique une victoire sans l’avoir gagnée, qui crie à la fraude sans preuve… on a vu ça souvent, dans le passé.

Dans des républiques bananières.

* * *

Beaucoup ont fait la (longue) liste des fautes de Donald Trump, ces derniers jours, atterrés de constater que des millions d’Américains aient pu choisir de lui renouveler leur appui après quatre ans de ce régime.

Mais il ne faut pas oublier le scandale qui se joue en ce moment même. Il ne faut pas sous-estimer la menace que le président fait courir à la démocratie américaine.

Son travail de sape a commencé mercredi, à 2 h 21 du matin. Après une entrée pompeuse sous l’hymne présidentiel, dans une Maison-Blanche barricadée, coupée du reste du monde, il s’est attribué la victoire, alors que des millions de votes n’avaient pas été dépouillés.

Cela fait des mois qu’il préparait le coup. Des mois qu’il se plaignait d’une vaste tricherie électorale à venir. Des mois qu’il mettait en place le prétexte du chaos.

Le scénario qui se déroule sous nos yeux a été prédit, analysé et même confirmé par des stratèges du président. « Il y aura un décompte le soir des élections, ce décompte changera au fil du temps et les résultats finaux seront contestés comme étant inexacts ou frauduleux », avait par exemple expliqué un conseiller du président au magazine The Atlantic.

Ce long reportage, intitulé « L’élection qui pourrait briser l’Amérique », prévoit une période trouble d’ici le 20 janvier 2021, date officielle de la passation des pouvoirs.

D’ici là, deux hommes seront engagés dans une lutte sans merci pour le contrôle du gouvernement. L’un d’eux ne concédera rien. À aucun prix. Il n’hésitera pas à violer les règles pour s’accrocher au pouvoir, quitte à plonger le pays dans une profonde crise constitutionnelle.

Il sèmera encore plus de chaos. Il continuera d’éroder la confiance des Américains envers le processus électoral, pierre angulaire de toute démocratie qui se respecte.

Il fera tout cela au mépris de la Constitution, dont il se dit pourtant le plus grand défenseur.

Au mépris de la loi et l’ordre, l’un de ses thèmes favoris.

Au mépris du peuple américain, aussi, dont il s’est manifestement toujours moqué.

* * *

On s’indigne que des millions d’électeurs aient permis ce scénario cauchemardesque en ne répudiant pas clairement Donald Trump après quatre ans de gâchis.

Mais ce n’est pas parce que Trump a mis des enfants en cage ni parce qu’il traite les héros de guerre de perdants que tant d’électeurs ont voté pour lui.

Ils l’ont fait malgré tout ça.

En sillonnant le sud des États-Unis, cet automne, j’ai posé la question aux partisans de Trump dont j’ai croisé la route : ça ne vous gêne pas, les scandales, la grossièreté, les mensonges à répétition ?

Ça les gênait. Tous. Mais ils avaient décidé de se boucher le nez et de voter Trump quand même. « Je ne l’appuie pas pour sa moralité », m’a répondu Suzy Batlle, une commerçante américano-cubaine de Miami, lorsque j’ai évoqué le traitement que Trump réserve aux femmes.

Elle appuyait le président parce qu’il avait baissé les impôts des commerces. Aussi parce qu’elle se sentait étranglée par le confinement et les autres mesures sanitaires imposées en Floride.

Mais, surtout, parce qu’elle croyait le président sur parole lorsqu’il affirmait que Joe Biden entraînerait les États-Unis dans la nuit noire d’un socialisme à la Fidel Castro.

À Miami, des milliers de Latinos partagent les craintes de Suzy Batlle. Ils ont permis à Trump de remporter la Floride, bloquant du même coup le chemin le plus sûr de Joe Biden vers la présidence.

Vu d’ici, ça semble incroyable que tant d’électeurs aient pu craindre une chose pareille.

On se dit que même si Biden envisageait de se convertir en vieux dictateur barbu – ce qui n’est évidemment pas le cas –, il échouerait sans aucun doute.

On n’est pas à Cuba, après tout. On se dit que ni Biden ni aucun autre locataire de la Maison-Blanche ne pourrait réussir à ébranler une démocratie aussi solide que les États-Unis.

Enfin, c’est ce qu’on se serait dit, avant.