Cette fois-ci, les millions de gens qui ont voté pour Donald Trump ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas. Ils ne pourront pas dire : avoir su…

C’est ce qui m’effraie le plus au lendemain de cette élection.

Même si Joe Biden finit par gagner – c’est ce qui semble se dessiner au moment où j’écris ces lignes –, nous sommes, d’une certaine façon, tous perdants.

PHOTO JEFF KOWALSKY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un partisan de Donald Trump porte un masque au message clair lors d’un rassemblement à Grand Rapids, au Michigan, quelques jours avant l’élection présidentielle.

Trump a déplacé le curseur de la décence. Il a normalisé l’anormal. Il a banalisé des idéologies dangereuses et violentes. Il a donné des tapes dans le dos de l’extrême droite. Il a décomplexé le racisme et le sexisme.

En 2016, on pouvait se dire – avec beaucoup trop d’indulgence – que les pro-Trump ne savaient pas exactement pour qui et pour quoi ils votaient. Quatre ans plus tard, non. Ils ont été très nombreux, trop nombreux, surtout au sein de l’électorat blanc, à voter pour les idées les plus détestables qui soient, en toute connaissance de cause.

Le racisme ? Bof !

La misogynie ? Bof !

Les enfants migrants mis dans des cages ? Bof !

Le flirt éhonté avec des milices armées d’extrême droite ? Bof !

L’avenir de la planète ? Bof !

Le déni de la science et de la démocratie ? Bof !

Une gestion désastreuse de la pandémie ? Bof !

Après quatre ans, ce n’est pas qu’ils ne savent pas. C’est qu’ils ne veulent surtout pas savoir. Dans l’univers parallèle que Trump a réussi à créer, tout cela n’est que « FAKE NEWS ». Pourquoi s’embarrasser de faits et de vérités qui font mal si on peut s’abreuver à une source intarissable de « faits alternatifs » qui nous confortent dans notre vision du monde ?

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Bien des gens ont été déçus par les sondeurs qui, comme en 2016, ont sous-estimé la popularité de Trump. Mais ce qui choque le plus, ce sont ses électeurs.

« J’espère que je ne te déçois pas trop », me disait la semaine dernière une lointaine cousine vivant en Floride qui m’expliquait les raisons pour lesquelles elle avait voté pour Trump sans hésitation aucune.

Déception, le mot est même faible… Il serait plus juste de parler ici d’indignation.

Le discours de cette partisane pro-Trump était essentiellement un ramassis de ce qu’on entend à Fox News et des discours trumpistes de peur et de haine. Un discours ultraconservateur officiellement « pro-vie » pour qui, paradoxalement, toutes les vies brisées par quatre ans de trumpisme ne comptent pas…

J’ai beau essayer de comprendre, ce degré d’aveuglement devant des idées les plus dangereuses qui soient m’apparaît inconcevable.

Et je ne peux m’empêcher de me poser cette question : si ce qui se passe aux États-Unis en ce moment se passait ailleurs dans le monde, chercherait-on à ce point à comprendre ou, pire encore, à excuser les électeurs trumpistes, plutôt qu’à condamner haut et fort ce qui dépasse l’entendement ? En parlerait-on en utilisant les mêmes termes ? Normaliserait-on à ce point l’anormal ?

Sans doute pas. « Si ce qui est en train de se passer ici se passait n’importe où ailleurs dans le monde, la façon dont les correspondants étrangers le décriraient serait choquante », disait à ce sujet le correspondant pour l’Afrique de la BBC, Larry Madowo, dans un fascinant documentaire du New Yorker sur le regard que portent les journalistes étrangers sur les États-Unis de Trump.

REGARDEZ le documentaire du New Yorker (en anglais) :

https://www.newyorker.com/news/video-dept/what-foreign-journalists-see-in-the-us-election

Le journaliste Larry Madowo s’est notamment intéressé à la suppression des votes en Géorgie, qui fait en sorte que des électeurs défavorisés, dont de nombreux Afro-Américains, n’ont pas pu voter. « C’est ce que font les régimes dictatoriaux dans d’autres pays. Ils s’assurent que ceux qui sont moins susceptibles de voter pour eux n’aient pas la chance de voter. »

Après une déclaration sans fondement de Trump selon laquelle on tentait de lui voler l’élection – une de ses nombreuses affirmations déclarées par Twitter comme étant trompeuses –, la représentante Ilhan Omar, elle-même d’origine somalienne et attaquée par les républicains à cause de ses origines, faisait une observation qui allait dans le même sens : n’est-il pas ironique pour le clan républicain de s’inquiéter devant des gens comme elle, soupçonnés à tort de « transformer l’Amérique en Somalie », tout en permettant à Trump de faire littéralement ce que les dictateurs somaliens avaient l’habitude de faire ?

* * *

Un des legs les plus troublants du trumpisme, c’est d’avoir réussi à transformer le racisme sans complexe ou l’adhésion à des théories conspirationnistes (ou les deux combinés) en atouts pour se faire élire aux États-Unis. Je pense notamment à Marjorie Taylor Greene, bien connue pour ses prises de position racistes et son appui au mouvement conspirationniste d’extrême droite QAnon, qui a été élue haut la main à la Chambre des représentants, mardi.

PHOTO JOHN BAZEMORE, ASSOCIATED PRESS

Marjorie Taylor Greene

Voilà une candidate, qualifiée de « future star républicaine » par le président, qui, en plus de frayer avec des théories obscurantistes selon lesquelles Trump mène une guerre secrète contre une secte mondiale de pédophiles satanistes, a déjà affirmé que les hommes blancs constituaient le groupe le plus maltraité des États-Unis et qui a nié que les Afro-Américains étaient victimes de racisme. « Le racisme, c’est fini », a-t-elle affirmé dans une vidéo publiée par Politico. Résultat : elle a récolté près de 75 % des voix et est passée à l’Histoire comme la première adepte de QAnon à faire son entrée au Congrès.

Elle a été élue en Géorgie, où Ahmaud Arbery, un Afro-Américain de 25 ans, non armé, est mort assassiné alors qu’il faisait son jogging en février 2020. Mais ne vous inquiétez pas, le racisme, c’est fini…

Ça se passe aux États-Unis, dans un pays qui a une longue tradition démocratique… Pas au Moyen-Orient, où on s’y connaît bien en matière de théories conspirationnistes.

Et pourtant, comme le faisait remarquer dans The Atlantic la journaliste d’origine libanaise Kim Ghattas, qui a longtemps couvert les États-Unis, QAnon va bien au-delà de tout ce qu’on a pu entendre au Moyen-Orient…

LISEZ l’article de The Atlantic (en anglais) :

https://www.theatlantic.com/international/archive/2020/11/lessons-from-beirut-for-america/616941/

Ce serait rassurant de se dire : « Oui, mais, eux, au Moyen-Orient, c’est pas pareil. C’est dans leur culture. »

Le fait est qu’il n’y a pas de peuples fondamentalement éclairés et de peuples fondamentalement tarés. Il fut un temps pas si lointain où le Moyen-Orient n’était pas aussi désespérant qu’il l’est aujourd’hui, rappelle Kim Ghattas. Un temps où la cohabitation pacifique était possible, où la violence n’était pas normalisée, où des gens voulaient et pouvaient débattre sans s’entretuer, où on ne s’en remettait pas au conspirationnisme pour justifier ses propres échecs… Ces Moyen-Orientaux progressistes n’ont pas disparu du jour au lendemain. Mais avec le temps, l’équilibre des pouvoirs a changé. Si bien que les voix progressistes ont été étouffées par la violence des fanatiques.

On aimerait croire que ça ne pourrait pas arriver dans un pays comme les États-Unis. Détrompez-vous. La démocratie est fragile. Le progrès n’est jamais acquis. Et quoi qu’il arrive, le trumpisme laissera de profondes cicatrices.