S’il y a un truc qui unit les Américains, c’est bien l’anxiété politique. Elle est la même chez les pro ou les anti-Trump, puisque tel est le vrai sujet de cette élection. On vous dira de tous côtés que « ce pays ne sera plus jamais le même » après le 3 novembre.

Il y a une impression partagée de destruction imminente du pays, mais pour des motifs opposés.

Un exemple entre mille. En juin, dans la petite ville de Nahunta, dans le comté ayant voté le plus fortement pour Trump en Géorgie, j’avais rencontré cette dame pour qui « ce qui se passe en ce moment » témoigne qu’on vit une époque détestable, la pire de sa vie de plus de 80 ans, m’a-t-elle dit.

« Ce qui se passe » ? C’était au moment des manifestations à la suite de la mort de George Floyd aux mains de la police.

Ce qui l’inquiétait, ce n’était pas la brutalité policière ou le racisme. Ce n’était pas la mort de ce jeune joggeur afro-américain (Ahmaud Arbery) dans un comté voisin par des vigiles armés.

C’était l’ordre public troublé. Cette agitation populaire. Ces cris dans les rues. Ces images d’émeutes et de vandalisme, d’où qu’elles viennent. Où s’en va ce pays ? Qui va ramener la paix ? C’était mieux avant, tout allait pourtant bien, on s’entendait très bien avec les Noirs, d’ailleurs ici, ça va très bien… Ils parlent d’enlever de l’argent aux policiers, en plus ? « Defund the police » ? Les gens sont fous…

À l’inverse, dans les manifs, on vous disait qu’on n’en pouvait plus de ce climat de haine raciale entretenu par Trump. De tous ses abus de pouvoir. Des fonds de la Défense mobilisés pour construire son mur, vu que le budget fédéral ne le prévoyait pas. Des familles de migrants séparées. Encore quatre ans à renier tous ses principes et à pervertir les institutions démocratiques, et ce pays sera foutu !

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Les commentateurs des médias de la droite conservatrice, radio ou télé, martèlent le même message inlassablement : Biden est la marionnette des forces socialistes qui ont pris le contrôle du Parti démocrate. Les Bernie Sanders, Elizabeth Warren, des « extrémistes ». Donald Trump s’en prend en particulier à des représentantes démocrates issues de minorités, notamment Ilhan Omar, qui porte le hijab. Ces gens-là « n’aiment pas les États-Unis ». Il prononce « Kamala » en appuyant sarcastiquement sur les syllabes. Il a ressorti le vieux « Barack Hussein Obama ».

Autrement dit, « ces gens-là », ces « étrangers » par le nom ou par l’esprit, veulent détruire les États-Unis tels que vous les avez connus, « notre » pays à nous, de la majorité blanche. Et vous les avez connus grands et magnifiques, n’est-ce pas ?

Chez les démocrates, c’est précisément ce fond xénophobe de Trump qui est un reniement de l’essence de ce pays, de ce melting pot.

La politisation extrême des institutions réputées indépendantes, qui sont la colonne vertébrale de l’État, est à leurs yeux la vraie destruction des États-Unis, de sa Constitution. De la santé publique à la poste au bureau du Procureur général, tout doit être soumis à la volonté du président.

Les agences de police fédérale et de renseignement sont ouvertement tournées en ridicule par Trump. Il a accordé un pardon à presque tous ceux de son entourage qui ont été condamnés pour des actes criminels. Il annonce d’avance des élections « truquées ». Il improvise, il ment, il dit n’importe quoi.

Bref, pour ceux qui votent Biden, le chaos n’est pas la rue, il émane de la Maison-Blanche. La destruction n’est pas celle du mode de vie, d’une civilisation qui se délite. C’est la destruction de l’esprit des lois américaines, qui lui ont permis d’aspirer à la grandeur.

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Un sondage paru lundi indiquait que 73 % des Américains sont inquiets du résultat de l’élection. Ce n’est sûrement pas une première. Elles ont souvent été tendues, de celle de 1864, en pleine guerre civile, à celle de 1968 ou de 1972, en pleine guerre du Viêtnam et de troubles sur les campus. C’est vrai, on a souvent invoqué « l’âme » du pays ou sa survie même. Et les mécanismes démocratiques ont survécu.

La différence cette fois, c’est que le président fait lui-même monter les enchères. Il met sciemment de la pression sur le système. Il ne peut pas perdre, sauf s’il y a une vaste fraude.

Dans l’état actuel des choses, soit Trump gagne le collège électoral en récoltant des millions de voix de moins que Biden sur le plan national, ce qui serait une deuxième défaite-victoire révoltante pour les démocrates, soit il perd, et il dénonce la vaste tricherie dont il a été victime, ce qui enragera ses supporteurs.

Et malgré la civilité générale des Américains entre eux, malgré une longue histoire de transitions pacifiques, malgré tous les contrepoids démocratiques, on ne sait vraiment pas comment ces tensions et cette angoisse politique existentielle seront canalisées, gagne ou perd.