Elle est loin d’attirer l’attention autant que sa voisine au sud, la Floride, mais la Géorgie a particulièrement retenu celle des démocrates, qui se prennent à rêver cette année de voir l’État aux 16 votes au Collège électoral virer au bleu pour la première fois depuis 1992. Un dossier de notre envoyée spéciale Mélanie Marquis

(Atlanta) L’État qui fait rêver les démocrates

PHOTO HYOSUB SHIN, ASSOCIATED PRESS

Des électeurs ont voté par anticipation, vendredi, à Duluth, en Géorgie.

Vendredi, dernier jour des trois semaines qui avaient été allouées au vote par anticipation, les rues d’Atlanta étaient quasi désertes. Pas exactement à la Walking Dead, cette série sur les zombies dont plusieurs scènes ont été tournées ici, mais on n’en était pas loin.

En plein cœur du centre-ville, le parc Centennial, héritage des Jeux olympiques de 1996, est barricadé. L’endroit, qui était devenu l’épicentre des rassemblements à la mémoire de George Floyd au printemps dernier, est fermé depuis que la Garde nationale en a pris le contrôle.

À un jet de pierre, au siège social du réseau CNN, des barrières métalliques, encore. En mai dernier, l’édifice a été assiégé par des émeutiers. Des vitres ont été fracassées ; des panneaux contreplaqués les ont remplacées. Elles y sont encore. Près de la clôture, un gardien de sécurité veille au grain.

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Le CNN Center, à Atlanta

« Normalement, c’est comme un mini-Vegas ici, mais depuis les émeutes et la COVID-19, il n’y a plus rien qui se passe », raconte-t-il. D’autant que le virus, qui a infecté plus de 370 000 personnes et en a tué environ 7800 en Géorgie, a signé l’arrêt de mort de la saison des Hawks d’Atlanta et, donc, la fermeture du State Farm Arena, à deux pas du CNN Center.

On a cependant trouvé à la maison de l’équipe de basketball une nouvelle vocation : elle s’est muée en bureau de vote par anticipation. « Le PDG de l’équipe et de l’aréna, Steve Koonin, en a eu l’idée après les émeutes. Il trouvait que ce serait une très bonne façon de permettre aux citoyens d’opérer un changement positif et d’exercer leur droit de vote », explique Geoffrey Stiles, vice-président aux évènements et installations pour l’équipe et son aréna.

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À Atlanta, le State Farm Arena a été transformé en gigantesque bureau de scrutin pour le vote par anticipation.

Plus de 300 machines à voter, plus de 60 postes d’authentification des électeurs, des dizaines d’employés d’un aréna sportif transformés en employés électoraux : l’opération va rondement. « C’était parfait ! Ça a été super facile et rapide ! », s’exclame Alan Conner. Il a voté Biden. « Pourquoi ? En un mot, pour la décence », lance ce propriétaire de restaurant âgé de 56 ans qui se décrit comme un indépendant.

Autre bureau de vote, même choix, même type de propos. « J’en ai marre de voir ce que je vois en ce moment. Comme leader, Donald Trump ne donne pas le bon exemple. Je le regardais aller dans le premier débat, et il avait l’air d’une brute [bully] », dit David, 24 ans, après avoir voté au High Museum of Art. En 2016, il avait choisi le républicain. « Je suis maintenant plus vieux, plus sage, plus ouvert d’esprit », suggère-t-il.

Virera, virera pas ?

Comme plusieurs métropoles des États-Unis, Atlanta vote bleu. En 2016, dans le comté de Fulton, où elle se trouve, Hillary Clinton a obtenu 69,2 % des suffrages. À l’échelle de l’État, c’est toutefois le magnat de l’immobilier qui a eu le haut du pavé, avec 51,3 % des voix, contre 45,6 % pour l’ancienne secrétaire d’État. La Géorgie votait pour le poulain du Grand Old Party pour la sixième présidentielle de suite.

Le dernier démocrate à avoir arraché une victoire dans cet État du Sud est Bill Clinton, en 1992, avec une minuscule marge de 0,56 point de pourcentage contre George Bush père – et le vote était divisé en raison de la candidature de l’indépendant Ross Perot. La Géorgie de 2020 n’est cependant pas celle du début des années 1990, relève la professeure Amy Steigerwalt, du département de science politique de la Georgia State University.

« Je dirais que les chances que la Géorgie devienne démocrate sont les plus élevées depuis 20 ans », avance-t-elle sur le balcon de sa demeure du quartier Midtown. Car les mutations démographiques font en sorte que l’État est en voie de virer au « violet » – bref, un endroit où les résultats oscillent entre le bleu démocrate et le rouge républicain de scrutin en scrutin.

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Amy Steigerwalt, professeure de science politique à la Georgia State University

Bien que l’agriculture reste l’un des secteurs d’activité, la population quitte les régions rurales. On perd aussi des emplois manufacturiers. Et ce que l’on voit, c’est qu’il y a une croissance énorme d’emplois dans le secteur de la technologie ; Atlanta est devenu un nouveau pôle en cette matière.

Amy Steigerwalt, professeure de science politique à la Georgia State University

Il faut ajouter à cela le fait que le visage de l’électorat géorgien change. « Dans environ une décennie, les Blancs ne formeront plus la majorité dans l’État. En ce moment, nous avons ici la plus imposante classe moyenne noire au pays. La population d’origine hispanique et asiatique, elle, ne cesse de croître », explique-t-elle. Ajoutons à cela le phénomène des suburban women (« femmes de banlieue ») qui, désenchantées, tourneraient le dos à Donald Trump après l’avoir appuyé en 2016 – « incontestablement, ce sera un facteur », croit la professeure –, et les vents deviennent favorables à l’équipe Biden.

> Écoutez l’épisode de la balado The Daily sur les suburban women (en anglais)

Preuve des ambitions du camp démocrate, après que Joe Biden et sa colistière, Kamala Harris, sont passés à Atlanta il y a quelques jours, ce sera lundi au tour de l’ancien président Barack Obama de faire escale en Géorgie pour galvaniser les troupes. 

Lors de son passage, la sénatrice Harris a visité des lieux emblématiques, dont le restaurant The Busy Bee, que fréquentait régulièrement l’un des plus célèbres enfants d’Atlanta, Martin Luther King. La sénatrice a également prononcé un discours au Morehouse College, créé à l’origine pour les Noirs.

« Chaque vote compte »

À quelques kilomètres de là, dans un bureau de vote par anticipation, Armani Amber a voté pour la première fois. Il a senti le devoir de le faire parce que « Donald Trump veut restreindre notre accès au droit de vote », souffle-t-il timidement derrière son masque où il est écrit « Vote ». Le jeune homme de 18 ans fait référence à la voter suppression, terme désignant les tactiques déployées dans le but d’empêcher des électeurs de voter – un phénomène qui touche particulièrement les minorités visibles.

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Armani Amber et sa mère, Maudria Amber, à leur sortie d’un bureau de vote à Atlanta

Et la Géorgie a joué dans ce film lors des primaires de juin dernier. Ce qui s’est produit découle d’une décision rendue en 2013 par la Cour suprême. Le tribunal a éliminé des dispositions de supervision fédérale des décisions prises au niveau des États en matière d’élections. Depuis, la population de la Géorgie a augmenté de près de 2 millions, et pourtant, le nombre de bureaux de vote a été réduit de près de 10 %, selon une analyse réalisée conjointement par le Georgia Public Broadcasting (GPB) et ProPublica.

Mais les conséquences n’ont pas été vécues de la même façon. Elles ont varié selon la couleur de peau des électeurs. Oui, il y a eu de longues files d’attente un peu partout, surtout à Atlanta.

Mais toujours selon l’étude GPB-ProPublica, le temps d’attente dans les secteurs dont la population était blanche à 90 % était de 6 minutes environ, tandis que dans les quartiers où elle était non blanche à 90 % ou plus, les électeurs ont dû patienter en moyenne 51 minutes.

Pour la grand-messe du 3 novembre, on a voulu éviter un tel scénario, d’où les efforts déployés par l’État pour encourager le vote par anticipation. Cela a semblé porter ses fruits, car en date du 30 octobre, un record a été fracassé : près de 3,9 millions de Géorgiens avaient exercé leur droit de vote, selon le bureau du secrétaire d’État de la Géorgie. Parmi eux, le timide Armani Amber. « Pardon, madame, vous m’avez demandé tout à l’heure comment je me sentais aujourd’hui, après avoir voté ? Eh bien, je sens que j’ai accompli quelque chose. J’ai l’impression que j’ai fait quelque chose de bien. Chaque vote compte », affirme-t-il à la représentante de La Presse.

Hors du centre-ville, davantage de républicains

Il reste que la partie est bien loin d’être gagnée pour Joe Biden en Géorgie. Le centre-ville d’Atlanta a beau être une forteresse assez solide, il suffit de s’en éloigner un peu pour voir fleurir une multitude de pancartes Trump-Pence et de candidats républicains au Sénat (voir autre texte) et à la Chambre des représentants.

Dans le secteur de Sandy Springs, à environ 25 kilomètres au nord de là, Deirdre, 38 ans, et sa sœur Dawn, 36 ans, viennent de voter. « J’aimerais mieux ne pas dire pour qui. Je ne veux pas que les gens des États-Unis soient fâchés contre moi. Ni les gens du Canada, d’ailleurs », dit l’aînée en riant. À côté, la plus jeune est plus explicite.

Oh, moi, j’adore le candidat pour qui j’ai voté ! On l’a choisi il y a quatre ans, il est en poste, et il va rester en poste !

Dawn, 36 ans

Les natives de Chicago ne croient pas que leur État va être peint en bleu au lendemain du scrutin. « C’est ce que les médias disent ; c’est ce qu’ils veulent. Ils font de l’ingénierie sociale », reproche Deirdre.

Il est 19 h, le 30 octobre.

Les bureaux de vote par anticipation, qui étaient ouverts depuis le 12 octobre, ont mis la clé sous la porte. Le prochain rendez-vous, pour les quelque 3,7 millions d’électeurs sur environ 7,6 électeurs admissibles qui n’ont pas voté, est donc le 3 novembre.

Un bus démocrate encerclé par des pro-Trump

Des partisans républicains ont encerclé samedi un bus de campagne du candidat démocrate Joe Biden dans l’État du Texas, un geste que Donald Trump a semblé approuver en soirée sur les réseaux sociaux. « J’aime le Texas ! », a tweeté le président américain en partageant une vidéo du groupe de véhicules qui entouraient l’autocar démocrate. Presque immédiatement, des responsables de la campagne Biden se sont indignés. « Pour la deuxième fois en une semaine, votre campagne a laissé vos partisans bloqués dans le froid sans transport lors de l’un de vos rassemblements. […] Peut-être que vous devriez passer plus de temps à vous inquiéter pour ces bus que pour le nôtre », a notamment répliqué un porte-parole de l’équipe Biden, Bill Russo. Le bus de Joe Biden était de passage à Austin vendredi, depuis San Antonio, afin d’encourager les électeurs à voter, lors du dernier jour du vote anticipé aux États-Unis. Samedi, les démocrates ont reçu l’aide de Barack Obama, qui a notamment réitéré que « tout est en jeu mardi », en appelant au vote massif. Avec une administration Biden, « vous serez prisonniers dans votre propre pays », a répliqué Donald Trump, qui a notamment fait des arrêts samedi à Newtown, Reading, Butler et Montoursville, en Pennsylvanie.

– Henri Ouellette-Vézina, La Presse

Des luttes sénatoriales chaudement disputées

PHOTO BRYNN ANDERSON, ASSOCIATED PRESS

Les démocrates Raphael Warnock et Jon Ossoff sont candidats aux deux sièges de sénateurs de la Géorgie qui sont en jeu à l’élection du 3 novembre. Sur la photo, les deux candidats lors d’un rassemblement partisan à Jonesboro, en Géorgie, mardi dernier.

Il n’y a pas que la présidence qui soit en jeu mardi. La composition du Congrès l’est aussi, et la petite Géorgie pourrait tenir le pays en haleine plusieurs semaines après le scrutin et décider du contrôle du Sénat.

La Chambre haute est actuellement entre les mains des républicains (53 sénateurs contre 45 pour les démocrates ; deux indépendants complètent le groupe des 100 sénateurs).

Les deux sièges de la Géorgie appartiennent à des rouges. Ils sont tous deux disputés cette année. Et la lutte est féroce, surtout entre le sénateur républicain sortant David Perdue et l’aspirant démocrate Jon Ossoff. On l’a constaté dans un échange lors d’un récent débat qui a beaucoup circulé sur le web.

PHOTO BRYNN ANDERSON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

David Perdue, sénateur républicain de la Géorgie

« Peut-être le sénateur Perdue aurait-il pu réagir adéquatement à la pandémie de COVID-19 [s’il n’avait pas] fait l’objet de multiples enquêtes fédérales pour délit d’initié », a accusé Jon Ossoff, faisant allusion à des investigations portant sur le fait que M. Perdue a acheté les actions d’une société qui produit de l’équipement de protection le jour même où les sénateurs ont reçu un document secret sur le coronavirus.

> Regardez l’échange entre David Perdue et Jon Ossoff (en anglais)

« Le problème, ce n’est pas seulement que vous êtes un escroc, monsieur le sénateur. C’est que vous nuisez à la santé des gens que vous représentez. Vous avez dit que la COVID-19 n’était pas plus grave que la grippe. Vous avez dit qu’il n’y aurait pas d’augmentation des cas de COVID-19. Et pendant tout ce temps, vous vous préoccupiez de vos actifs et de votre portefeuille », a asséné le démocrate.

Le sénateur sortant a ensuite annulé sa présence à la dernière joute oratoire qui devait se tenir avant le 3 novembre. Mais il s’était déjà plusieurs fois défendu d’avoir quoi que ce soit à se reprocher à cet égard, et il a accusé son adversaire de « mentir ».

Raphael Warnock, le pasteur qui voit bleu

L’autre course sénatoriale est un scrutin « spécial ». S’il a lieu, c’est parce que le sénateur républicain Johnny Isakson a remis sa démission pour des raisons de santé en août 2019, avant la fin de son mandat. Celle qui lui a succédé et qui espère conserver le siège, Kelly Loeffler, de même allégeance, fait face à pas moins de huit adversaires.

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Kelly Loeffler, sénatrice républicaine de la Géorgie

De nombreux coups de sonde locaux accordent une avance plus que confortable au pasteur Raphael Warnock, qui officie à l’église baptiste Ebenezer – où un dénommé Martin Luther King a déjà occupé les mêmes fonctions, ce qui donne au candidat une crédibilité non négligeable auprès de la communauté noire. Récemment, le site Politico titrait à son sujet : « Le pasteur qui pourrait finalement faire passer la Géorgie au bleu ».

Mais qu’ils reviennent aux bleus ou aux rouges, les sièges pourraient très bien demeurer vacants pendant encore un moment, même à l’issue du scrutin de mardi. Car en Géorgie, une majorité simple est requise pour revendiquer la victoire. Dans les deux cas, le scénario est loin d’être farfelu (un libertarien participe aussi à la course Perdue-Ossoff).

Sans 50 % des votes plus une voix, la finale sera disputée en janvier prochain. C’est donc dire que si les résultats sont serrés au Sénat, à Washington, on pourrait bien avoir les yeux tournés vers la Géorgie en tapant un peu du pied.

La Géorgie

10 617 432 habitants

52 % de Blancs, 32,6 % de Noirs, 9,9 % d’Hispaniques, 4,4 % d’Asiatiques

Revenu annuel par personne (en dollars de 2018) : 29 523 $ US

Pourcentage de personnes en situation de pauvreté : 13,3 %