(EL PASO, Texas) « Mon grand-père était plombier et massothérapeute », m’a dit Eric.

C’est là que j’ai décidé de ne pas regarder le débat.

J’étais au bar de l’hôtel, à El Paso, ville frontière entre toutes. Je pensais que je serais seul avec Hugo, le barman, et que ce serait mieux ainsi, vu que la ville arrive au deuxième rang des pires foyers d’infection à la COVID-19 aux États-Unis en ce moment.

Mais il y avait ces deux gars devant les grandes portes ouvertes. Anthony Calder, 62 ans, né en Nouvelle-Zélande d’une mère juive et d’un père catholique, mais ultimement converti à l’Église anglicane d’Angleterre. Et Eric Pulido, 27 ans, né à El Paso de parents mexicains.

Comme Tony n’a pas le droit de vote et qu’Eric a voté hier pour Biden, ils ne regardaient même pas le débat.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Eric Pulido et Anthony Calder

« Mon père avait neuf sœurs et un frère et il a dû quitter l’école en deuxième année. Il fallait qu’il aille travailler.

— Et on faisait quoi, à 8 ans, quand on voulait travailler à Juárez ?

— Il vendait des trucs. N’importe quoi. Des bonbons aux touristes. Toutes sortes de trucs. Il a tout appris dans la rue. »

C’était le temps où des enfants traversaient le Rio Grande à la nage pour aller vendre des melons à El Paso1. Il n’y avait pas de mur. On traversait sans trop de problèmes le pont qui relie Juárez (1,3 million d’habitants) à El Paso (700 000 âmes).

À 18 ans, le père d’Eric a rencontré une très belle femme dans un bar de Juárez. Quatorze jours plus tard, ils étaient mariés.

Sa mère était déjà américaine et son autre grand-père a fait entrer le père d’Eric comme journalier à la société de distribution d’eau d’El Paso.

Presque 40 ans plus tard, Eduardo Pulido est patron à la société des eaux d’El Paso.

Excusez-moi, je suis un peu ému quand je raconte ça, je trouve que c’est une belle histoire. Mon père a tout appris dans la rue. Il a travaillé si fort.

Eric Pulido

« Quand j’étais au high school, il a dû retourner à l’école au même niveau pour avoir un diplôme secondaire, il n’avait même pas de troisième année. Mais il pouvait en remontrer à tous les ingénieurs. En plus, c’est un Mexicain, alors… Même maintenant, les jeunes gars sortent de l’université et lui disent : on va faire ceci ou cela, mais lui, il connaît tous les tuyaux de la ville. »

Quand on est « Mexicain » à El Paso dans les années où Eric a grandi, on vit dans le quartier du melting pot.

Il me montre sur son iPhone une photo de ses amis, qu’il est allé voir l’autre jour à Austin. Tous les continents en cinq êtres humains.

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Eric Pulido montre une photo de ses amis sur son iPhone.

« On était assez pauvres, on vivait avec les Afro-Américains, souvent des familles de militaires, il y avait des Nigérians, des Portoricains, des Dominicains… Aucun Blanc. »

De promotion en promotion et de rattrapage scolaire en rattrapage scolaire, ses parents ont fait de plus en plus d’argent. Et quand on est parti de Juárez, qu’on a un peu réussi, on aide sa famille. Ainsi circulent des millions de dollars de solidarité entre ceux de ce côté-ci du mur et ceux de l’autre côté.

Eric, lui, ne se sentait pas tellement mexicain. Pas trop intéressé par les histoires de son grand-père plombier et massothérapeute, père de 11 enfants issus de son mariage, « mais d’au moins 15 hors mariage ».

« Vous savez comment sont les catholiques », siffle Tony.

Et un jour, Eric est retourné voir ses tantes de l’autre côté du Rio Grande. Il commençait déjà à faire de l’argent dans la distribution de bière.

C’était le temps pas très lointain où l’on voyait les cadavres pendus aux panneaux publicitaires géants, affiches sanglantes à la face du gouvernement mexicain et des citoyens des deux pays.

« Oh oui, chaque semaine. »

Les guerres de gangs entre elles et du gouvernement mexicain contre eux avaient fait de Ciudad Juárez la capitale du meurtre, la ville dangereuse et damnée.

C’était courant en circulant à El Paso de voir des gens pendus de l’autre côté. Mon oncle du côté de ma mère a une ferme dans le Chihuahua, et c’était banal pour eux de trouver des cadavres, des bras, des têtes sur leurs propriétés. Mon oncle avait un bar à Juárez, il a refusé la protection : son bar a été incendié. Il est devenu agent d’immeubles avant d’y passer.

Eric Pulido

Toujours est-il qu’en y retournant comme adulte, il a vu les murs lézardés des immeubles où habitaient ses cousines, tantes, cousins, etc.

« J’ai embauché des maçons, j’ai fait retaper tout ça. Maintenant, le complexe est vraiment beau. Je suis l’exemple de mon père. »

Ce n’est pas une « fondation ». Il n’y a aucun crédit d’impôt. Solidarité familiale évidente et irrésistible.

J’ai dit « réunies par le pont » ?

Non. Deux villes, une famille, unies par le fleuve, séparées par le pont.

« Tout le monde ici ou presque a un lien avec Juárez. Dans ma business, j’embauche des camionneurs, des journaliers, des ouvriers qui vivent à Juárez. Parfois, ils sont citoyens américains. »

La COVID-19 frappe plus fort ici que n’importe où ailleurs au Texas. Mais du côté mexicain du Rio Grande, l’impact économique est catastrophique. La violence n’a pas atteint le niveau de 2010 (3158 meurtres), mais elle est à la hausse, selon les chiffres officiels, après une année 2019 elle-même à 1500 assassinats.

Ce que je vois, c’est au contraire un cessez-le-feu. Et devant la crise économique au Mexique, plus d’entraide. Je crois qu’on en sortira meilleurs.

Eric Pulido

Eric me dit sans gêne qu’en 2016, il a voté Trump.

« C’est le côté business qui m’intéressait. Toute ma famille est démocrate et je me distinguais, aussi. Vous savez, je ne serai jamais assez américain pour les Américains, jamais vraiment mexicain pour les Mexicains. Un jour, dans un village de l’est du Texas, j’avais un chapeau de cowboy et des bottes de cuir, et un gars m’a dit : "Pour qui tu essaies de te prendre ?" Ben, je suis américain…

« Mais là, je n’en peux plus de Trump. Ça suffit. »

Dans son dos, l’écran géant du bar montrait Biden et Trump.

Il a commandé une autre bière.

Et on s’est dit ¡ Salud !

1 Voir la balado Revisionist History, de Malcolm Gladwell.

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