(Tucson, Arizona) Potrero surgit au milieu de la route sinueuse qui serpente dans le sud de la Californie. Entre deux montagnes, le panneau surgit : Potrero, population : 646. Il se fait tard et j’ai du chemin à faire, mais mon regard est attiré par un petit attroupement devant le « centre communautaire ».

Un homme sympathique, tocson, m’accueille. On commence à discuter. Il m’explique qu’il est un ancien policier de San Diego.

« Je répondais à un appel d’urgence pour une femme qui se faisait battre par un homme. Un chauffeur saoul m’a frappé. J’ai volé 15 mètres dans les airs. »

Ce fut la fin de sa carrière. Il me montre en souriant la cicatrice sur son crâne dégarni.

« Après, j’ai conduit des camions. Je travaillais en sous-main pour démasquer les policiers corrompus. Ceux qui reçoivent de l’argent pour ne pas donner de ticket. 

— Il y en a vraiment beaucoup ?

— Hell, yeah !

— C’est encore vrai que les policiers sont encore pro-Trump ?

— Ben oui.

— Et vous ?

— Hell, yeah ! »

Une femme l’a appelé. C’était le début de l’assemblée mensuelle du centre communautaire, dont il est le vice-président. Il m’a invité à y assister.

« C’est public, viens ! »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Réunion du centre communautaire de Potrero

Dans cette espèce de hangar toutes portes ouvertes, sept hommes et trois femmes sont assis à distance légalement acceptable. J’ai à peine le temps de m’asseoir qu’ils se lèvent en bloc pour le serment d’allégeance au drapeau. « Je jure allégeance au drapeau des États-Unis d’Amérique et à la République qu’il représente, une nation unie sous l’autorité de Dieu, indivisible, avec la liberté et la justice pour tous », disent-ils en chœur, la main sur le cœur.

On se rassoit.

Il est question des finances. Lance, le trésorier, devant qui est posée une petite boîte de métal, déclare un surplus de 8135 $. Il y a eu des dépenses pour le gars de l’informatique, mais il nous a fait un prix. Il y a eu les six caméras de surveillance extérieures. Quelqu’un demande pourquoi on n’en met pas à l’intérieur, et Lance explique que ça capterait trop d’images et ferait sauter le serveur. Il est question d’acheter une enseigne pour annoncer le centre, avec des lettres argent sur fond brun. Il y a unanimité. Le centre sera offert aux autorités sanitaires pour des tests gratuits de dépistage de COVID-19. On a envoyé des centaines de masques à la ville mexicaine voisine. On parle de l’annulation du bingo. On se demande comment faire une Halloween en voiture pour les enfants. Un comité est mis sur pied pour la fête de Noël. « Je vois une crèche, avec des chants de Noël. Au moins, on pourrait faire un parcours ? » « Quand tu iras acheter les néons au Home Depot, n’oublie pas d’utiliser la carte de Sid, il a un rabais de vétéran de l’armée. »

À la fin de la réunion, le président me demande de me présenter si je veux. Je leur demande pour qui ils ont voté en 2016. Sept sur dix ont voté pour Trump, sauf le couple latino et le président, un pompier retraité. Il y a là une douanière retraitée, une fonctionnaire fédérale retraitée, un ancien militaire devenu fermier. Un dit : « Je suis si vieux, je ne me souviens plus. » Tout le monde rit.

La séance est levée. Bryan Watling, le policier retraité, m’explique que ce qu’il admire chez Trump, c’est qu’il « fait arriver les choses ». Dans le secteur, c’est ces immenses barres d’acier qu’il a fait arriver à la frontière, pour remplacer les anciennes clôtures des administrations précédentes.

En reprenant la route montagneuse, je repensais à cette séance de démocratie américaine au ras du sol. La vie communautaire, l’assemblée, les propositions, les tours de parole parfois trop longs, les votes. Une scène qui se reproduit à des milliers d’exemplaires partout dans ce pays, pour parler d’éducation, de sport organisé ou de l’opportunité de remplacer les néons par des ampoules DEL.

Je pensais surtout à l’écart qu’il y a entre la civilité de la démocratie entre citoyens et le spectacle quotidien de son déchirement radical au plus haut niveau.

Voilà dix personnes réunies un mardi soir pour l’intérêt général local. Ils ont des vues politiques très différentes. N’en font pas mystère. Mais ne s’en tiennent pas rigueur non plus.

Bien sûr, quand le président du pays refuse de dire clairement qu’il s’engage à reconnaître le résultat de l’élection et que le transfert de pouvoir se fera de manière pacifique, quand il fait des clins d’œil aux groupes extrémistes, on comprend que certains parlent sérieusement de guerre civile. Je n’y crois pas.

Il y a tout de même dans le tissu démocratique américain des ancrages profonds qui ne sont pas totalement dégradés.

***

À Phoenix, dimanche, je me suis arrêté dans une boutique d’armes à feu. Elle était fermée, mais « John », un ancien de l’armée devenu instructeur, venait y faire un tour. Je suis entré avec lui. Il voulait que je ne le photographie que de dos.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

« John » dépose son 9 mm avant de s’installer au comptoir d’une boutique d’armes à feu, à Phoenix.

Il porte un pistolet Glock bien visible à la ceinture, selon cette règle existant en Arizona et dans plusieurs États qui permet de porter une arme sans permis pourvu qu’on puisse l’apercevoir. C’est pour une arme « cachée » qu’on doit obtenir un permis de port d’arme à feu. Il transporte avec lui un 9 mm d’assaut semi-automatique, « surtout pour dissuader ».

« Nos ventes d’armes ont explosé cet été, me dit-il. On a de la difficulté à obtenir certains modèles. Le prix des munitions augmente. »

Pourquoi les gens s’arment-ils ?

« Les gens ont vu les émeutes et ils se disent que si la police n’est pas capable de maintenir l’ordre, ils vont devoir le faire eux-mêmes. »

À Phoenix comme dans toutes les villes américaines ce printemps, il y a eu plusieurs manifestations contre la brutalité policière. Certaines, rares, ont viré à la casse. On ne peut pas dire que le chaos ait régné. Mais apparemment, la peur s’est installée. Et les chiffres officiels le confirment : les ventes d’armes ont augmenté significativement.

La peur dans les foyers n’est pas à confondre avec l’armement des milices.

Mais difficile de ne pas faire un lien entre le racisme et les « tensions raciales » et les différents motifs d’armement légal.

D’après le Southern Poverty Law Center, le nombre de membres de milices armées de divers ordres s’est multiplié par huit après l’élection de Barack Obama. Il y aurait 100 000 personnes dans l’un ou l’autre des 276 groupes identifiés. Ce n’est pas négligeable, même dans un pays de 330 millions d’habitants. Quand on voit qu’un de ces groupes armés complotait pour kidnapper et assassiner la gouverneure du Michigan, c’est clairement plus qu’un jeu pour grands garçons.

Les groupes suprémacistes blancs, qui se recoupent avec ces milices antigouvernement bien souvent, sont considérés par le FBI comme la plus grande menace terroriste intérieure au pays.

Mais de là à parler d’une guerre civile, comme plusieurs le font ?

***

Une chose me semble évidente : si Trump est battu le moindrement clairement, tous ceux qui l’ont maintenu au pouvoir en se bouchant le nez le laisseront tomber comme une roche au fond d’un étang gluant. Ils ont obtenu ce qu’ils voulaient : le pouvoir, une politique fiscale à leur goût, des nominations judiciaires conservatrices. S’il perd, ils voudront sauver leur propre peau.

Trump est déjà devenu un boulet pour tous les candidats républicains, un repoussoir, mais aucun candidat ne peut se permettre de trop s’en distancer en ce moment.

Après une défaite ? Il sera répudié, éjecté.

Je ne crois pas non plus à la théorie voulant qu’il soit sauvé artificiellement par la Cour suprême, même s’il y a nommé trois membres.

L’armée ? Les commentaires des militaires à la retraite montrent assez clairement la piètre opinion qu’elle a de son « commandant en chef ». On voit mal comment les dirigeants du Pentagone brûleraient la Constitution pour Donald Trump…

Bref, malgré tout ce qui peut se dire, je n’y crois pas.

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Leila Counts, une organisatrice démocrate de Tucson, n’y croit pas trop non plus.

« Mais vous savez, en 1978, les gens à Téhéran ne s’attendaient pas à ce que des extrémistes religieux prennent le pouvoir. Ma famille a quitté l’Iran à ce moment-là pour venir ici. Peut-être à cause de cela, je ne suis pas capable d’exclure totalement cette possibilité. »

Et c’est vrai, les plus grands bouleversements de l’histoire étaient tous difficiles à imaginer. La guerre de Sécession aux États-Unis ne devait durer que le temps de quelques escarmouches.

Ou, dans les mots de Stefan Zweig (Le monde d’hier) : « C’est seulement après la [Première] Guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le monde, et le premier phénomène visible par lequel se manifesta cette épidémie morale fut la xénophobie : la haine ou, tout au moins, la peur de l’autre. Partout on se défendait contre l’étranger, partout on l’écartait. »

Il ajoutait, au sujet de la Seconde, dans ce livre sublime et pathétique : « Il est difficile de se dépouiller en quelques semaines de trente ou quarante ans de foi dans le monde. Ancrés dans nos conceptions du droit, nous croyions en l’existence d’une conscience allemande, européenne, universelle, et nous étions persuadés qu’il y avait un certain degré d’inhumanité qui s’éliminait de lui-même et une fois pour toutes devant l’humanité. […] je dois avouer que nous tous, en Allemagne et en Autriche, n’avons jamais jugé possible, en 1933, et encore en 1934, un centième, un millième de ce qui devait cependant éclater quelques semaines plus tard. »

Pas que l’histoire « se répète ». Mais elle arrive sans qu’on l’attende.