Le New York Times, qui avait enregistré un succès retentissant en 2018 avec une baladoémission portant sur le groupe armé État islamique, doit se livrer à un singulier exercice d’introspection journalistique à la suite de l’arrestation au Canada d’un personnage central du reportage audio.

Le prestigieux quotidien et l’un de ses reporters vedettes, Rukmini Callimachi, plusieurs fois primée pour son travail sur le terrorisme, doivent composer avec un barrage de questions précipité par les ennuis judiciaires de Shehroze Chaudhry.

PHOTO ANDREW TESTA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Rukmini Callimachi

La polémique ne se calme pas depuis que la Gendarmerie royale du Canada a annoncé à la fin du mois de septembre que l’Ontarien de 25 ans est accusé d’avoir voulu faire peur à la population en « prétendant » s’être rendu en Syrie en 2016 pour se joindre à l’EI et perpétrer des « actes de terrorisme ».

Il avait notamment affirmé dans Caliphate, sous le pseudonyme d’Abu Huzaifa, qu’il avait dû exécuter de sang-froid des individus sur ordre de ses supérieurs avant de se décider à quitter le mouvement et rentrer en Ontario.

« Les canulars peuvent créer un sentiment de peur au sein de la population et donner l’impression qu’il y a une menace pour les Canadiens alors que ce n’est pas le cas », a noté le surintendant Christopher Gale dans un communiqué de la GRC.

Mubin Shaikh, un ex-informateur des services de renseignements canadiens spécialisé en contre-terrorisme, a joué le rôle de conseiller en déradicalisation auprès de Chaudhry après qu’il a été interviewé par Mme Callimachi en 2016.

Il affirme que l’annonce de la GRC ne l’a pas surpris outre mesure.

Tout le monde a cru à son histoire initialement, y compris moi, mais j’avais tout de même l’impression que quelque chose ne collait pas.

Mubin Shaikh, ex-informateur des services de renseignements canadiens, au sujet de Shehroze Chaudhry

Il pense aujourd’hui, avec le recul, que Chaudhry est un « mythomane » qui s’est inventé une histoire et a fini par y croire avant de « tromper tout le monde ».

« Il passait trop de temps en ligne, sur les réseaux sociaux, et s’est imaginé qu’il était un membre de l’EI en Syrie. Il consommait tellement de vidéos qu’il a fini par se voir dedans et s’est donné un nom de combattant », souligne M. Shaikh.

Contradictions

La diffusion de la balado du New York Times en 2018, dans laquelle Chaudhry affirmait avoir procédé à des exécutions, a mené son ancien conseiller à le mettre face à ses contradictions.

Dans des entrevues accordées à CBC et à Global News, qui n’étaient pas évoquées dans Caliphate, l’Ontarien disait avoir vu des actes de violence extrême en Syrie, mais ne revendiquait aucune exécution.

« Lorsque je l’ai pressé de questions, il est devenu très agressif avec moi. Il m’a traité de kafir (mécréant) », souligne le conseiller, qui a ensuite été bombardé de messages agressifs de la part de Chaudhry.

Leurs échanges se sont estompés jusqu’à l’annonce de sa mise en accusation par la GRC.

M. Shaikh dit ne pas connaître les détails du dossier policier, mais présume, à la lumière de ce qui a été dit, que la conclusion des enquêteurs est que Chaudhry ne s’est en fait jamais rendu en Syrie.

« Omission monstre »

Le New York Times explorait les anomalies de son récit dans le 6épisode de Caliphate après avoir fait de lui le personnage principal des épisodes précédents.

Eric Wemple, le critique médias du Washington Post, relevait dans une récente analyse que les auditeurs auraient dû être avertis dès le premier épisode des interrogations quant à sa crédibilité.

Il a indiqué que le quotidien s’était notamment livré à une « omission monstre » en ne signalant pas que Chaudhry avait offert une autre version de son expérience au sein de l’EI à des médias canadiens dans des entrevues diffusées avant Caliphate.

Le New York Times a d’abord réagi à l’annonce de la GRC à la fin du mois de septembre en relevant que Rukmini Callimachi avait fait grand cas dans la baladoémission des efforts faits pour vérifier le récit de Chaudhry et des doutes qui persistaient à ce sujet.

La direction a annoncé quelques jours plus tard qu’une équipe avait été formée pour revoir le contenu journalistique de Caliphate et rectifier les faits si nécessaire. Une porte-parole a précisé jeudi qu’aucun autre commentaire ne serait fait à ce sujet avant que l’équipe ne termine son travail.

Le chroniqueur média du quotidien, Ben Smith, a publié il y a quelques jours un article dans lequel il critique le travail de la journaliste et de ses supérieurs.

Le Times aurait dû être conscient de la possibilité […] qu’il cherchait trop à entendre l’histoire qu’il voulait entendre.

Ben Smith, chroniqueur média du New York Times

Mubin Shaikh pense que le quotidien et Mme Callimachi, qui a refusé une demande d’entrevue de La Presse en évoquant l’enquête interne en cours, voyaient le récit de Shehroze Chaudhry « comme un brillant œuf en or ».

« Ils pensaient qu’ils avaient la meilleure histoire imaginable » par rapport à l’EI, relate M. Shaikh, qui déplore le fait que l’ensemble de la carrière de la journaliste est maintenant remis en cause par ses détracteurs les plus virulents.

L’ex-médiatrice du New York Times, Margaret Sullivan, est intervenue à ce sujet sur Twitter en affirmant qu’une part des critiques contre Mme Callimachi était imputable à de la jalousie entre collègues et « un soupçon de sexisme ».

Répercussions au Canada

Qu’il soit totalement inventé ou pas, le récit mis de l’avant par Chaudhry a eu un retentissement considérable au Canada en 2018 à la suite de la diffusion de Caliphate.

Le Parti conservateur avait pris à partie le gouvernement libéral en demandant comment il était possible qu’un « monstre » de cette nature se promène librement dans le pays.

Dans un article paru à la fin du mois de septembre dans Slate, deux universitaires canadiens spécialistes des questions de terrorisme ont relevé que la polémique avait influencé le gouvernement fédéral, qui s’oppose au rapatriement des combattants canadiens de l’EI détenus en Syrie et de leur famille.

Stéphane Handfield, avocat spécialisé en immigration, pense qu’Ottawa n’a aucune raison valable de ne pas rapatrier dès maintenant les enfants concernés, quel qu’ait pu être l’impact des propos de Shehroze Chaudhry.

« Ils disent qu’ils ne peuvent agir parce qu’il n’y a pas de représentation consulaire et que c’est trop dangereux d’aller sur place, mais on sait maintenant que c’est faux », relate M. Handfield, qui évoque notamment à ce sujet le récent rapatriement par Ottawa d’une fillette orpheline, présentée comme un cas à part par le gouvernement.

Mubin Shaikh pense qu’il est possible que Caliphate et les déclarations de son personnage principal aient contribué à l’impasse sur la question du rapatriement. Il ne faut pas pour autant exagérer leur importance, dit-il.

« La révulsion que le public canadien ou les politiciens pouvaient avoir envers l’EI n’était pas due au podcast, c’était dû à l’EI », souligne l’ex-agent.