Je ne sais pas quelle heure il était, mais je sais qu’à un moment, je me suis mise à parler à ma télévision.

« Tais-toiiiiiii ! »

« Arrête-leeeeeee ! »

À Mike Pence qui ne respectait par les règles sur le temps alloué aux interventions.

À la modératrice, Susan Page, chef du bureau de Washington du USA Today, qui n’avait pas la fermeté nécessaire pour le faire taire.

Pourtant, ce débat vice-présidentiel avait bien commencé, dans un calme aux antipodes de celui des candidats à la présidence la semaine dernière.

Kamala Harris, la sénatrice californienne démocrate, candidate à la vice-présidence aux côtés de Joe Biden, solide et convaincante, intelligemment moqueuse avec le sourire, totalement présidentiable, et vice-présidentiable bien sûr. Et Mike Pence, le vice-président actuel, républicain, mille fois plus posé que son patron. C’en était presque louche. Gentil aussi. Félicitant tellement souvent son interlocutrice pour ses accomplissements, « c’est un honneur d’être sur cette scène avec vous », que rapidement tout ça a commencé à avoir l’air faux.

Faux comme tout le personnage a commencé à apparaître plus le débat avançait.

Faux, comme tellement de déclarations.

PHOTO ROBYN BECK, AFP

Mike Pence, Kamala Harris et la modératrice, Susan Page.

Sur ce qu’a fait son administration, en laissant entendre que Donald Trump et lui avaient travaillé pour protéger l’environnement, par exemple, alors qu’on sait que ce gouvernement a tout essayé pour faire reculer la réglementation contre la pollution et qu’il a retiré les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat.

En se vantant d’avoir bloqué la propagation du virus en arrêtant les vols avec la Chine dès le début de la pandémie. Or, non seulement ceci est-il faux, selon les fact checkers de CNN et du New York Times, mais même si ç’avait été vrai, ça n’aurait pas arrêté le virus, parce qu’il arrivait surtout par l’Europe, rendu là.

Faux comme bien des choses qu’il a dites sur ce que ses adversaires proposent. Kamala Harris a passé une partie de la soirée à remettre les pendules à l’heure. Tout comme les journalistes américains chargés de démêler le vrai du « pas exactement ça ». Non, Joe Biden ne veut pas imposer de nouveaux impôts catastrophiques. Non, il ne veut pas que l’État paie pour les avortements jusqu’aux derniers mois de grossesse. Il ne propose pas non plus d’effacer tous les tarifs douaniers mis en place par Trump en espérant ainsi protéger les emplois américains, même s’il n’est pas convaincu qu’ils sont utiles.

Mike Pence, finalement, on l’a compris, n’est pas totalement différent de Donald Trump.

Il est moins énervé, moins belliqueux, il parle sur un ton doucereux plutôt que dans les registres déclamatoires du président.

Mais il partage avec lui l’art de déclarer des aberrations comme si elles étaient des vérités. Un des deux hommes nous hurle dans les oreilles que le ciel n’est pas bleu mais plutôt rose fluo et que c’est grâce à lui. Pence, lui, nous le susurre presque, en félicitant et en remerciant la coloriste pour son beau travail.

Ça donne mal au cœur.

Une chance qu’une mouche s’est installée solidement sur la tête du vice-président durant la fin du débat, faisant totalement dévier l’attention vers cette hilarante situation parfaitement visible sur nos grands écrans en haute définition.

Tant mieux.

Pence ne méritait que ça.

On aurait dit un « Animagus » sorti tout droit d’une histoire de Harry Potter – ces sorciers qui ont la capacité de se changer en animaux – venu punir ce menteur sans vergogne et celui qui, en plus, refusait depuis le début d’écouter les consignes.

Parce qu’il faut parler de ça aussi.

De l’arrogance indomptable et insupportable cachée derrière le ton aux tendances soporifiques du vice-président, qui refusait systématiquement d’arrêter de parler même si le temps alloué à ses réponses était fini.

PHOTO JUSTIN SULLIVAN, ASSOCIATION PRESS

Mike Pence a dépassé le temps qu’il lui était alloué à plusieurs reprises.

Je ne trouve pas que l’animatrice a fait du bon boulot pour le rappeler à l’ordre. Mais il est le premier à blâmer.

Harris, elle, réussissait très efficacement à avoir des réponses précises, frappant droit au but, dans le nombre de secondes permis.

Pourquoi n’en était-il pas capable ?

« J’ai encore une chose à dire » n’est pas une excuse pour continuer de parler, quand le compteur est à zéro.

À travers tout ça, Kamala Harris est restée claire, calme, lucide, juste assez baveuse, élégamment incapable – surtout parce qu’elle n’en avait pas envie – de cacher totalement son exaspération.

J’ai adoré toutes les fois où elle a repris le vice-président, comme un écolier, pour lui dire « je suis en train de parler ».

Et aussi comme elle a coupé court à son paternalisme en lui disant : « Je suis tellement contente qu’on ait eu droit à une leçon d’histoire, poursuivons ça encore un peu vous voulez bien ? »

Et là, avec le sourire, elle a commencé à expliquer à M. Pence qu’en 1864, à 27 jours de la présidentielle, Abraham Lincoln a choisi de ne pas nommer de juge à la Cour suprême malgré le siège vacant, parce que le peuple américain était en train de voter. La situation, vous comprendrez, est exactement la même actuellement. Sauf que contrairement à « Honest Abe », Trump – et Pence – a décidé de nommer une juge à la Cour suprême, la très conservatrice Amy Coney Barrett, dont les convictions contre la liberté en matière d’avortement rejoignent celles du président et de son vice-président.

PHOTO BRIAN SNYDER, REUTERS

Kamala Harris a repris son adversaire sur de nombreux points mercredi soir lors du débat.

On pourrait encore parler longtemps des bons coups de Kamala Harris, qui a expliqué ce qu’elle avait fait comme procureure générale de la Californie pour poursuivre les criminels et les fraudeurs, qui n’a pas hésité une seconde pour affirmer haut et fort qu’elle défendrait toujours le droit des femmes de choisir ce qui advient de leur corps, qui a rappelé que Trump n’avait payé que 750 $ d’impôts en 2016 – « au début, je pensais qu’on parlait de 750 000 $ » –, qui a ramené au premier plan la question des suprémacistes blancs (ceux que Trump a refusé de dénoncer à son débat), qui a été extrêmement efficace pour expliquer que l’approche diplomatique du président est d’être proche de leaders douteux, en commençant par Vladimir Poutine, et de trahir les alliés traditionnels des États-Unis, les pays de l’OTAN…

Ceux qui attendaient ça au débat de la semaine dernière, soit des attaques répétées, avec de bonnes munitions factuelles, pour déboulonner le bilan des quatre dernières années, ont été servis.

Dommage toutefois que Harris n’ait pas eu la chance de répondre à la dernière fausseté lancée par Pence à la toute fin du débat. Savez-vous ce qu’il a dit ? Il a dit que les Américains, quoi qu’il en soit, une fois les débats terminés, finissaient toujours par s’entendre et par être main dans la main.

C’est peut-être vrai historiquement.

Mais s’il y a une chose que son président fait depuis qu’il s’est lancé en politique, c’est alimenter la polarisation de ce pays et miser sur une fracture toujours plus grande entre la droite et la gauche, les bleus et les rouges, les villes et les campagnes, toutes les fissures qu’il trouve à aggraver, pour se frayer désespérément un chemin vers le pouvoir.

« Il ne comprend pas ce que ça veut dire, être honnête », a dit Harris de Trump à un moment durant le débat.

Elle aurait pu dire la même chose de l’homme en face d’elle.