(Charleston) L’espérance de vie stagne, voire recule aux États-Unis depuis des années. Cette évolution préoccupante, qui risque de s’aggraver avec la pandémie de COVID-19, reflète notamment les difficultés qu’éprouvent nombre d’Américains à obtenir des services de santé à coût raisonnable. Et rend le débat sur l’abolition de l’Obamacare particulièrement sensible, a constaté La Presse en Virginie-Occidentale.

Kristen O’Sullivan vit depuis des années dans la peur d’être privée d’assurance maladie, au point d’en faire, de son propre aveu, une obsession.

« Passer une journée aux États-Unis sans être couvert, c’est l’équivalent de jouer à la roulette russe », souligne la femme de 52 ans.

Un accident de voiture ayant laissé son bras gauche partiellement paralysé lui a permis de constater, dès la sortie de l’adolescence, qu’un séjour prolongé à l’hôpital pouvait être synonyme de factures potentiellement catastrophiques.

La couverture dont elle disposait par l’entremise de ses parents, des universitaires, lui a permis d’éviter le pire, mais les séquelles ont compliqué ses efforts pour réussir à s’assurer individuellement dans les années suivantes.

En 2015, la question a repris une acuité particulière lorsque son médecin de famille lui a diagnostiqué un cancer du sein.

« Il fallait l’attaquer avec l’artillerie lourde », relève Mme O’Sullivan, qui avait tiré profit des dispositions de l’Obamacare interdisant l’exclusion de personnes ayant un état de santé préexistant pour s’assurer à un prix raisonnable après l’introduction de la loi en 2010.

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Kristen O’Sullivan

« Ma prime était de 1000 $. Cette somme n’aurait même pas suffi à couvrir une partie minime du coût de mon premier traitement de chimiothérapie si je n’avais pas eu d’assurance appropriée […] J’aurais perdu ma maison, mon véhicule, mes économies pour la retraite », relate Mme O’Sullivan, qui continue de prendre des médicaments pour éviter une rechute.

L’année dernière, sa compagnie d’assurances l’a avisée, plusieurs mois après les faits, que sa couverture était interrompue en raison d’une somme impayée… de 2 $.

L’épisode l’a convaincue de prendre un emploi assorti d’une substantielle assurance maladie dans une université d’Athens, dans le sud de l’État, où elle s’occupe du service aux étudiants.

Les compagnies d’assurances, dit-elle, sont encouragées actuellement à durcir leur approche par l’administration du président Donald Trump, qui cherche à faire renverser l’Obamacare.

Des procureurs généraux républicains contestent, avec l’appui du gouvernement fédéral, la constitutionnalité de la loi sur laquelle repose le programme et la Cour suprême doit entendre des arguments à ce sujet le 10 novembre, une semaine après la tenue de l’élection présidentielle.

Des millions d’Américains défavorisés qui ont profité de l’élargissement des critères d’accès au programme gratuit Medicaid grâce à l’Obamacare pourraient se retrouver du jour au lendemain sans couverture. Et les personnes ayant un état de santé préexistant pourraient aussi être touchées.

Mme O’Sullivan s’irrite à ce titre que le procureur général de la Virginie-Occidentale, Patrick Morrisey, soutienne la contestation judiciaire en cours.

M. Morrisey répète à l’intention de ses critiques que les primes d’assurance ont explosé en raison du nouveau régime, faisant porter à de nombreuses familles de la classe moyenne une « pression insoutenable » alors que les partisans de Barack Obama « jouent à l’autruche ».

Lors d’un procès simulé où Mme O’Sullivan a témoigné, un tribunal a « condamné » le représentant de l’État en 2019 pour « méfait public » en relevant que nombre de personnes risquaient d’être privées de couverture et de soins.

Les risques inhérents à une telle situation sont mis en relief par la pandémie de COVID-19, au dire d’un ambulancier de la région de Charleston qui doit régulièrement transporter à l’hôpital des malades à un stade avancé de la maladie.

« Ils attendent d’être aux portes de la mort parce qu’ils ne peuvent pas se permettre financièrement d’aller aux urgences », a-t-il expliqué en demandant l’anonymat.

Le cadre législatif actuel fait en sorte que certaines personnes trop « riches » pour bénéficier de Medicaid doivent se passer d’assurance parce qu’elles sont incapables de payer les primes individuelles qu’on exige d’elles, explique la Dre Jessica McColley.

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La Dre Jessica McColley

La médecin, qui chapeaute une série de cliniques dans les villages voisins de Charleston, a fait face à cette situation lors du passage de La Presse dans l’un des établissements.

La mère d’une petite fille de 11 ans souffrant d’un mal de ventre a expliqué qu’elle avait dû s’abstenir de consulter pendant deux ans faute de pouvoir payer les primes.

« Elle m’a dit que c’était les primes ou la nourriture et qu’elle a choisi la nourriture. J’aurais fait la même chose », a indiqué la Dre McColley, qui, avec son équipe, aide les patients sans couverture à vérifier qu’ils ont bien exploré toutes les options existantes en matière d’assurance, un exercice souvent kafkaïen.

« On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a », a relevé la médecin en soulignant que la pandémie de COVID-19 est venue ajouter une pression additionnelle sur le réseau de la santé dans des zones où les services étaient déjà exsangues.

Les ratés du système amènent Mme O’Sullivan à rêver du régime de couverture universel canadien, mais elle ne se fait guère d’illusions sur les chances qu’une telle approche, « socialiste » au dire du président Trump, soit adoptée par ses compatriotes.

« Les gens ici pensent que c’est le capitalisme sans contrainte qui va faire la différence. Je pense qu’il faut aller dans la direction opposée », dit-elle.