Depuis le mois de mai, les manifestations au nom du mouvement Black Lives Matter sont quotidiennes à Portland, et elles ne se sont interrompues qu’aux pires moments des incendies qui ont embrasé l’État de l’Oregon à la mi-septembre. Pourtant, seulement 6 % de la population de la ville est noire. Comment expliquer la colère qui anime ces protestataires ?

(Portland, Oregon) « On vit des moments extrêmes »

Le centre-ville de Portland est d’une grande tristesse ces jours-ci.

Comme un mauvais rêve.

Le long de la plupart des artères commerciales, la vaste majorité des vitrines sont placardées. Pour prévenir la casse, mais surtout parce qu’elles ont été fracassées durant les manifestations du mouvement Black Lives Matter, pour la justice raciale, qui se déroulent dans la ville presque sans pause depuis le 25 mai. Souvent avec de violents affrontements entre protestataires et policiers.

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Le long de la plupart des artères commerciales, la vaste majorité des vitrines sont placardées. Beaucoup d’entre elles ont été fracassées ou risquent de l’être dans des manifestations.

Au centre-ville et dans les quartiers résidentiels, il y a aussi des centaines de sans-abri dont la misère brise le cœur. Leurs tentes et abris de fortune se trouvent un peu partout, sur les trottoirs, autour des parcs. Parmi ses 4,2 millions d’habitants, dont 2,1 millions sont à Portland, l’Oregon compte près de 16 000 sans-abri dont la majorité vivent dans la métropole, avec des ressources limitées vu la pandémie. Ils sont donc un peu partout, installés dans des micro-bidonvilles. Ils cuisinent, dorment, crient, placotent, jouent de la musique. La Ville leur fournit quelques installations sanitaires, mais c’est à l’évidence trop peu.

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Les tentes et abris de fortune des sans-abri se trouvent un peu partout à Portland.

Sans parler de l’odeur de fumée qui m’a prise à la gorge quand je suis arrivée dans la ville le premier jour de l’automne, à cause des incendies de forêt dévastateurs qui ont embrasé l’Oregon, pratiquement anéanti certaines collectivités, parfois tout près de la métropole.

Dans cette ville où le port du masque est adopté même dans la rue, il y a très peu de passants. Les rues, les trottoirs, les restaurants, les magasins sont quasi déserts à cause de la COVID-19. Un couvre-feu fait taire la ville à 22 h.

« On vit des moments extrêmes », constate Javon Taylor, comptable, croisé en marge d’une des manifestations quotidiennes de Black Lives Matter, devant un poste de police dans le quartier de Laurelhurst. « Mais il y a de l’amour partout. Sauf que ceux qui ont un sentiment de supériorité font tout ce qu’ils peuvent pour qu’il ne soit pas exprimé… »

Que se passe-t-il donc à Portland, cette ville que Donald Trump menace de coupes budgétaires parce qu’il trouve que ses élus démocrates en ont perdu le contrôle ?

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Portland a la réputation d’être une des villes américaines les plus progressistes, avec ses transports en commun gratuits au centre-ville, ses politiques urbaines favorables aux transports actifs, sa cuisine de rue et une ouverture au cannabis et au mariage entre conjoints du même sexe. Le genre de ville où la liberté en matière d’avortement, le contrôle des armes à feu et l’adhésion à l’alimentation locale et biologique sont des acquis. Et tout cela depuis 10 ans, 20 ans, bien avant que ce soit plus courant dans le reste de l’Amérique du Nord.

Portland, c’est la ville où le maire démocrate Ted Wheeler lui-même a fini par respirer des gaz lacrymogènes lancés par des agents fédéraux, en participant avec ses concitoyens à une manifestation le 23 juillet. Gaz qu’il a maintenant interdits.

Portland, c’est la ville où je me suis fait dire, il y a 10 ans, au café Public Domain, dans une scène digne de l’hilarante série télévisée satirique Portlandia, que non, il n’était pas question de me vendre mon cappuccino, bio et équitable, pour l’emporter. Un cappuccino, m’avait-on dit, ça se boit sur place, en prenant le temps de le savourer.

Portland a son propre état d’esprit. Mais qu’est-il devenu aujourd’hui ?

Comment peut-il y avoir tant de gens vivant dans la rue ? Et pourquoi la ville est-elle si engagée dans le mouvement Black Lives Matter alors que seulement 6 % de la population est noire ? Portland, rappelons-le, est la grande ville la moins noire des États-Unis.

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« On a nos idées, et ce qui est frappant ici, c’est l’esprit communautaire », répond Kace Freeman, rencontrée lors de la manifestation au parc Laurelhurst, quand je lui demande pourquoi les manifestations ne cessent pas depuis la fin de mai. « Nous sommes tous fâchés, nous avons la capacité de nous rassembler et les gens nous aident. »

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À Portland, la colère contre la police et la soif de justice sont palpables.

« En fait, on est très progressistes, les gens sont vraiment engagés, mais on a des leaders qui faillissent à la tâche quand vient le temps d’apporter des changements concrets », ajoute Gary, un Portlandais qui distribue des macarons et des autocollants politiques aux manifestants et refuse de donner son nom de famille parce qu’il craint les représailles. « Ici, tout le monde craint les représailles politiques », dit-il en montrant les manifestants, dont la plupart ont effectivement refusé de me parler on the record.

Mais pas tous.

« Ici, on est beaucoup plus à gauche qu’ailleurs », me dit Crystal Kalachnikov, alias MilitantMom, aussi à la manif pour tout diffuser en direct sur Facebook. « On est uniques. George W. Bush nous a déjà appelés le “Petit Beyrouth”. »

Parce que Portland est peut-être à gauche, mais il n’est pas uniquement à gauche.

Dans sa banlieue surtout, il y a aussi des républicains pro-Trump et même des groupes d’extrême droite qui parfois affrontent directement les groupes de gauche, lors de manifestations. Et ce, bien avant 2020.

Les groupes finissent par se lancer des projectiles de peinture ou des bouteilles d’eau, notamment.

Les organisations de droite « descendent en ville » en affichant leur appui au président et leur opposition à tout ce qu’ils estiment trop à gauche.

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Rassemblement de soutien à Donald Trump, samedi à Portland

Cette année, les affrontements entre les « antifascistes », ou « antifa », et des groupes de droite comme Patriot Prayer ou les Proud Boys, un regroupement de jeunes hommes seulement qui se disent à la défense des valeurs occidentales, ont tellement dérapé depuis mai que le 29 août, un homme affilié à Patriot Prayer a été tué par balle dans un de ces accrochages.

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Le 29 août, un homme affilié à Patriot Prayer a été tué par balle dans un affrontement entre militants « antifascistes » et d’extrême droite.

Pour essayer de régler cette situation, Donald Trump a fait envoyer des forces fédérales, qui ont fait chou blanc et ravivé les forces de gauche de Portland. « En fait, ils ont de nouveau attiré l’attention de tout le monde », explique Milton Waldrop, de Bear Gang, une page Facebook où il diffuse les manifestations en direct.

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Des membres des forces fédérales matent une manifestation de Black Lives Matter à Portland, le 23 septembre.

Et là, dit-il, la situation est telle que les manifestants ne peuvent plus arrêter leurs actions. « S’ils s’arrêtent, ce sera comme si tout ça n’avait servi à rien. »

Julie Alegra est travailleuse sociale et habite le quartier de Laurelhurst où se retrouvent souvent les manifestants. « Moi, j’ai beaucoup manifesté dans les années 60, dit-elle, mais je suis contre la violence. »

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Des policiers arrêtent un manifestant antiraciste dans le quartier de Laurelhurst, le 15 août.

La violence des antifas et la violence des policiers, dont elle est fréquemment témoin. « Vous auriez dû les voir foncer dans les voitures des manifestants », raconte-t-elle à propos des véhicules placés de façon à protéger les protestataires. « Et quand les agents fédéraux sont arrivés, ils ont vraiment aggravé la situation », note-t-elle. « Le maire leur a dit de partir, et ça, c’est ce qui a vraiment énervé Trump. »

Mercredi, le procureur général du Kentucky a annoncé sa décision de ne pas inculper pour homicide les policiers de Louisville qui ont tiré sur Breonna Taylor. Cette femme de 26 ans est morte le 13 mars dernier quand trois agents ont fait irruption chez elle en enfonçant sa porte en pleine nuit. Armé, le compagnon de la victime avait ouvert le feu contre les agents, croyant à une intrusion criminelle.

En réponse à la décision du procureur général dans cette affaire, les manifestations ont repris de plus belle à Portland, mercredi soir. Gaz lacrymogènes, nombreuses arrestations, cocktail Molotov…

Et tout ça s’est passé dans le centre-ville, au milieu des tentes de sans-abri, coincés, bousculés, comble de l’absurde, au milieu des affrontements.

La ville vue de la droite

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Des militants du groupe d’extrême droite Proud Boys prient lors d’un rassemblement pro-Trump, samedi à Portland.

« Cette ville est tellement à gauche qu’elle a perverti la mise en application des lois contre la criminalité », lance James Buchal, président de l’association du Parti républicain de Multnomah County, qui englobe Portland. « Et c’est la faute des leaders. Le poisson pourrit toujours en commençant par la tête. »

James Buchal est à droite de l’échiquier politique et ne s’en cache pas.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK JAMES BUCHAL FOR CONGRESS

James Buchal, président de l’association du Parti républicain de Multnomah County, qui englobe Portland

Avocat, il défend des causes qui lui tiennent à cœur. Il a par exemple poursuivi la commission scolaire de Portland l’an dernier, l’accusant de violer les droits des parents et des élèves, protégés par la Constitution, en endoctrinant les jeunes par des discours favorables à un plus grand contrôle des armes à feu.

Il défend aussi actuellement le fondateur du groupe d’extrême droite Patriot Prayer, accusé d’incitation à la violence lors d’un affrontement avec un groupe d’extrême gauche à Portland en mai 2019.

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Joey Gibson, fondateur du groupe d’extrême droite Patriot Prayer

Et Buchal pense que la ville est noyautée par des gens de gauche qui ne respectent pas les lois et obligent tout le monde à suivre leur orthodoxie, à commencer par les jeunes enfants.

« Ils enfoncent ça dans la gorge de nos élèves », dit-il. Le contrôle des armes. « Les changements climatiques aussi. Les écoles sont devenues idéologiques. »

Dans ce contexte, dit-il, il n’est pas étonnant que les manifestations des partisans de Black Lives Matter et d’autres groupes qui se disent anarchistes ou antifascistes continuent d’avoir lieu quotidiennement, à Portland, malgré le vandalisme et les affrontements violents avec la police qui les caractérisent souvent. Ceux qui devraient ou voudraient faire respecter la loi ne peuvent pas le faire, dit l’avocat. Les dirigeants des différentes institutions de la ville, au premier chef la mairie, empêchent la police de faire son travail, affirme le républicain. « Le vandalisme, ça devrait être puni en vertu de la loi », lance-t-il en parlant des vitres cassées et des magasins pillés dans le centre-ville de la métropole de l’Oregon. « Mais je ne suis pas optimiste, je ne crois pas que ça va arriver. »

Un fossé qui se creuse

Le problème de l’Oregon, résume M. Buchal, c’est que les gens de gauche de la ville ont pris le contrôle de tout l’État en occupant de plus en plus de place à Portland. Ils ne tiennent pas compte des autres, affirme l’avocat, ceux qui habitent la campagne, qui sont issus des communautés centrées autour des ressources agricoles et forestières notamment, des pêches aussi, qui ne partagent pas les idées politiques des citadins.

Tout ça a créé un fossé qui se creuse.

« Je ne peux pas prédire ce qui va arriver le 3 novembre, dit ce partisan de Donald Trump. Mais ça ne m’étonnerait pas que ce soit un résultat serré et que les démocrates volent la victoire. »

Trois arrestations lors d’une manifestation de la droite

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Un militant de l’organisation Proud Boys fait face à un manifestant antiraciste lors d’un rassemblement de l’extrême droite à Portland.

Les autorités policières ont arrêté trois personnes, samedi en après-midi, lors d’un rassemblement de droite tenu à Portland. Une enquête pour agression a également été ouverte, alors qu’une personne qui documentait la manifestation aurait été poussée au sol, puis frappée au visage. Quelques centaines de personnes — certaines portant des gilets pare-balles — s’étaient rassemblées dans cette ville de l’Oregon, dès midi, afin de réitérer leur appui au président Donald Trump ainsi qu’à « la loi et l’ordre ». Certains manifestants portaient des drapeaux noirs arborant le logo du groupe d’extrême droite Three Percenters, ainsi que des chapeaux où on pouvait lire « Make America Great Again », le slogan de Donald Trump. Vers 15 h, heure locale, le rassemblement a finalement été dispersé par les policiers, forçant la fermeture d’un tronçon de l’autoroute nationale pour contenir la foule. Un homme suspecté d’avoir conduit sous l’influence de l’alcool ou de drogues aurait notamment été arrêté sur les lieux. Bon nombre d’élus locaux ont condamné l’évènement avec vigueur. Les effectifs policiers ont aussi été renforcés en soirée, pour prévenir une éventuelle riposte des groupes de gauche.

— Henri Ouellette-Vézina, La Presse, d’après l’Associated Press

Black Lives Matter : quelles vies et quels Noirs ?

PHOTO MARK GRAVES, ASSOCIATED PRESS

Affrontement entre des manifestants antiracistes et des policiers, le 23 septembre à Portland, en Oregon

« C’est vrai que c’est triste », confie Shirley Jackson, sociologue, en parlant de Portland, sa ville adoptive, dont le centre-ville a été saccagé par des manifestants se réclamant du mouvement Black Lives Matter.

« C’est inquiétant pour bien des gens qui se demandent si les manifestations n’ont pas un peu perdu leur sens. »

Les protestataires, demande-t-elle, « comprennent-ils réellement les enjeux pour lesquels ils sont censés se battre » ?

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ D’ÉTAT DE PORTLAND

Shirley Jackson, professeure spécialiste des études afro-américaines à l’Université d’État DE PORTLAND

Professeure spécialiste des études afro-américaines à l’Université d’État de Portland, Shirley Jackson a décroché depuis un moment du mouvement de protestation qui dure depuis le 25 mai, au nom de Black Lives Matter, avec des manifestations quasi quotidiennes qui finissent souvent en affrontements violents avec la police, et qui ont donné lieu à beaucoup de vandalisme.

Pourtant, elle est noire et, comme professeure, elle s’intéresse depuis toujours à la quête de justice raciale aux États-Unis.

Les manifestants sont censés défendre ce mouvement, mais ils ne semblent pas comprendre réellement ce que ça veut dire. Les objectifs ne sont pas clairs.

Shirley Jackson, sociologue

De bonnes intentions se sont perdues en chemin, à force de marcher, jour après jour, après jour, après jour…

Shirley Jackson n’a pas toujours habité Portland. Native de Buffalo, elle a aussi vécu sur la côte est des États-Unis, ainsi qu’en Californie.

Elle observe ce qui se passe avec un regard un peu extérieur.

Et elle se demande si le statut hyper-minoritaire des Afro-Américains dans la métropole de l’Oregon — ils ne représentent que 6 % de la population, notamment parce que l’État avait des politiques d’exclusion racistes au XIXsiècle — n’a pas créé une dynamique où les Noirs sont devenus des « figurants ».

PHOTO JIM URQUHART, REUTERS

Les Afro-Américains ne représentent que 6 % de la population de Portland.

En d’autres mots, les manifs ne leur appartiennent plus — et effectivement, ils sont une petite minorité sur le terrain —, mais ils n’osent pas les critiquer même si le chemin est en train de dévier loin des enjeux du racisme réel pour se concentrer uniquement sur la violence policière.

Or, rappelle la professeure Jackson, la réalité du racisme et des injustices aux États-Unis dépasse largement la question policière.

La question de la pauvreté

La question se pose donc : les antifascistes de la côte Ouest se servent-ils de la violence contre les Noirs pour faire avancer une cause qui n’est en réalité qu’une seule partie du problème du racisme aux États-Unis ?

« On fait quoi de tous les autres problèmes ? », demande Shirley Jackson. « Et de tous ceux qui n’ont pas d’interaction avec la police », mais qui sont néanmoins quotidiennement victimes de racisme ?

On pourrait commencer à parler de disparités économiques. D’itinérance. D’éducation. De mille sujets.

Ou encore, demande la professeure, chercher à savoir qui sont les responsables de l’embourgeoisement des quartiers urbains où ont toujours habité les Noirs de Portland. Qui sont ceux qui achètent les appartements et poussent les Noirs ailleurs.

Certains des manifestants qui portent le mouvement « antifa » ne feraient-ils pas partie de ces gens ? demande Shirley Jackson.

Tout le monde dit que Portland est une ville progressiste, mais ça veut dire quoi exactement ? Ce n’est pas uniquement avoir le courage de faire un graffiti.

Shirley Jackson, professeure à l’Université d’État de Portland

C’est avoir des politiques qui diminuent les écarts entre les pauvres et les riches, qui réparent les inégalités. Ce n’est pas uniquement avoir des toilettes neutres pour les transgenres ou des librairies féministes intersectionnelles.

C’est aussi se demander au quotidien dans quelle mesure on fait peut-être partie du problème.

« Dans bien d’autres villes, tout ça se serait arrêté il y a longtemps », ajoute la professeure, au sujet des manifestations.

PHOTO MARIE-CLAUDE LORTIE, LA PRESSE

Affiches en soutien au mouvement Black Lives Matter à Portland

Des villes, dit-elle, où les Noirs ont le pouvoir culturel et historique du nombre et peuvent dire aux manifestants qui ne sont pas noirs que le mouvement Black Lives Matter ne leur appartient pas.

Des villes où le but de toute manifestation au nom de Black Lives Matter serait beaucoup plus clair.