(New York) S’il était encore de ce monde, que penserait Roy Cohn du président Donald Trump, dont il a été l’avocat sulfureux à partir des années 1970, après avoir servi de bras droit au sénateur Joseph McCarthy, responsable d’une « chasse aux sorcières » contre les communistes dans les années 1950 ?

La réponse réside peut-être dans The Soul of America (L’âme de l’Amérique), un livre qui joue un rôle pivot dans la campagne présidentielle de Joe Biden. Le titre et le message de cet essai publié en 2018 se sont retrouvés dans les discours prononcés par l’ancien vice-président lors du lancement de sa campagne présidentielle en avril 2019 ainsi qu’à la convention démocrate jeudi dernier. L’auteur du livre, l’historien Jon Meacham, a même pris la parole lors de la dernière soirée de la grand-messe démocrate, qui sera suivie par celle du Parti républicain à compter de lundi soir.

« L’extrémisme, le nativisme, l’isolationnisme et le manque de possibilités économiques pour les travailleurs nous empêchent de réaliser la promesse de notre nation », a déclaré Meacham, à qui l’on doit aussi des biographies des présidents Thomas Jefferson et Andrew Jackson, entre autres.

« Nous devons donc décider si nous continuerons à être prisonniers des forces américaines les plus sombres ou si nous nous en libérerons pour écrire un chapitre plus brillant et plus noble. C’est la question de cette élection. Un choix qui concerne directement la nature de l’âme de l’Amérique. »

Né et domicilié au Tennessee, Jon Meacham a écrit son livre dans la foulée des affrontements de Charlottesville, en Virginie, où des heurts entre militants suprémacistes blancs et antiracistes avaient fait une victime et inspiré à Donald Trump le commentaire suivant, le 15 août 2017 : « Il y avait des gens très bien des deux côtés. »

IMAGE TIRÉE D’UNE VIDÉO, ASSOCIATED PRESS

Jon Meacham lors de la convention démocrate, la semaine dernière

The Soul of America rappelle comment les États-Unis ont survécu à leurs périodes les plus sombres, de l’esclavage à la ségrégation raciale en passant par la chasse aux sorcières du sénateur du Wisconsin.

« Vous en avez assez fait »

Pendant trois ans et demi, Joe McCarthy a capté l’attention des médias et du public grâce à des allégations aussi sensationnelles qu’infondées sur l’infiltration de communistes dans le gouvernement américain.

« Au début des années 1950, des légions de personnes ont été séduites par la vision manichéenne de McCarthy », écrit Jon Meacham dans son livre. « Il s’exprimait dans les termes les plus crus, savourant les superlatifs. Tout était dramatique, litigieux, périlleux : il y avait si peu de choses, selon McCarthy, entre la liberté américaine et l’esclavage communiste. Mais l’une de ces choses – peut-être la plus importante – était McCarthy lui-même. »

Tous les Américains ne furent pas dupes. « Les méthodes de McCarthy, selon moi, ressemblent à celles d’Hitler », affirma Eleanor Roosevelt, veuve du président Franklin Roosevelt. Le dramaturge Arthur Miller écrivit Les sorcières de Salem pour dénoncer la traque du sénateur. Des élus républicains critiquèrent leur collègue en privé, mais n’osèrent pas le faire en public en raison de sa popularité. Jusqu’au jour où McCarthy alla trop loin en s’attaquant à un jeune avocat lors d’une audition sur l’infiltration présumée de communistes au sein de l’armée américaine.

La réplique de Joseph Welch, conseiller juridique de l’armée, marqua les esprits : « Vous en avez fait assez. N’avez-vous enfin aucun sens de la décence, monsieur ? Ne vous reste-t-il aucun sens de la décence ? »

Comme le rappelle Jon Meacham, Roy Cohn a exploré dans un livre sur Joe McCarthy les raisons de la déchéance de son ancien patron. À la veille de la convention républicaine, il est difficile de lire ces passages sans penser à Donald Trump. En tout cas, Meacham ne s’en prive pas en les citant dans son propre livre, où l’ombre du 45e président plane du début à la fin.

« Les auditions [sur l’armée] ont sans aucun doute été un revers, rappelle Cohn dans McCarthy. Mais il y avait d’autres raisons, peut-être plus fondamentales, à son déclin. »

« Le public a perdu son intérêt »

« À la fin des auditions, McCarthy avait été au centre de l’attention nationale et mondiale pendant trois ans et demi. Il avait un message universel urgent, et les gens, tant ceux qui l’idolâtraient que ceux qui le détestaient, l’écoutaient. Presque tout ce qu’il a dit ou fait a été consigné. » Or, ce trop-plein d’attention a fini par jouer contre McCarthy, selon Cohn.

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Roy Cohn, en 1952

« La nature humaine étant ce qu’elle est, tout acteur exceptionnel sur la scène des affaires publiques – et en particulier un titulaire d’une haute fonction – ne peut pas rester indéfiniment au centre de la controverse. À la longue, le public a perdu son intérêt pour lui et sa cause. Et Joe McCarthy n’avait plus rien d’autre à offrir que la même chose. »

« J’étais pleinement conscient des défauts de McCarthy, qui n’étaient ni peu nombreux ni mineurs, écrit encore Cohn. Il était impatient, trop agressif, trop dramatique. Il agissait de façon impulsive. Il avait tendance à sensationnaliser les informations dont il disposait afin d’attirer l’attention sur la gravité de la situation. Il négligeait de faire ses devoirs et, par conséquent, faisait parfois des déclarations contestables. »

Roy Cohn porterait-il aujourd’hui un jugement différent sur Donald Trump ? Approuverait-il la décision du président de prendre la parole chaque soir de la convention républicaine qui s’ouvrira à Charlotte, en Caroline du Nord, et prendra fin à Washington ?

Donald Trump est plus populaire que ne l’était Joseph McCarthy au moment d’être répudié par le Sénat. Il récolte 41,9 % d’opinions favorables, selon la moyenne des sondages du site FiveThirtyEight. Ce n’est pas énorme, mais c’est mieux que les 34 % d’opinions favorables du sénateur du Wisconsin en 1954.

Et même si la réaction de Donald Trump aux violences de Charlottesville a convaincu Joe Biden de briguer la présidence pour la troisième fois, il n’est pas encore dit que le successeur de Barack Obama n’incarne pas, au bout du compte, l’âme de l’Amérique. C’est du moins ce qu’il tentera de démontrer à l’occasion de la convention républicaine.

S’il y parvient, Joe Biden et Jon Meacham seront évidemment consternés. Quant à Roy Cohn, il serait peut-être le premier étonné.