Même si Donald Trump était défait aux prochaines élections, son empreinte sur le système judiciaire américain pourrait perdurer des années, voire des générations. À quelques mois de l’élection du prochain président des États-Unis, notre chroniqueur fait le point sur la façon dont les conservateurs ont misé sur Donald Trump… qui ne les a pas déçus.

Les politiciens passent, mais les juges restent. Les conservateurs américains l’ont compris et leur projet de renouveau judiciaire est l’une des clés pour comprendre l’appui de la droite religieuse à un homme aussi peu « chrétien » que Donald J. Trump.

En échange de leur appui, Trump allait livrer les juges les plus idéologiques que le pays ait vus, aux plus hauts niveaux de la hiérarchie judiciaire.

Et Trump a tenu parole.

PHOTO ERIN SCHAFF, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

La palais de justice Albert V. Bryan du district d’Alexandria, en Virginie, un tribunal fédéral

On accorde beaucoup d’importance à la Cour suprême des États-Unis, et avec raison. Mais cette cour de dernière instance n’entend que de 100 à 150 causes triées sur le volet chaque année. L’énorme volume des dossiers de ce pays hyperjudiciarisé va donc s’échouer aux niveaux inférieurs, dont on parle beaucoup moins, mais qui font le droit dans une très, très large mesure.

En date du 1er juillet, le président avait nommé 196 personnes à un poste de juge fédéral (dont quatre à deux fonctions successives) à des cours fédérales. Plus déterminant encore, Trump a nommé 51 juges à une des 13 puissantes cours d’appel du pays. C’est plus du quart de tous les juges d’appel en trois ans et demi à peine. Un record.

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Le système judiciaire américain est complexe et fonctionne à plusieurs niveaux. Dans les États, les juges sont souvent élus. Ils peuvent également être nommés. Au niveau fédéral, ils sont nommés par le président, mais « confirmés » par le Sénat, comme les juges de la Cour suprême.

Et contrairement au Canada, où les juges de nomination fédérale prennent obligatoirement leur retraite à 75 ans, les juges fédéraux américains sont nommés à vie – « durant bonne conduite », évidemment.

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Donald Trump

Quand le président nomme un juge à 45 ou 50 ans, c’est donc possiblement pour deux générations.

Ce que les conservateurs ne peuvent plus gagner dans l’opinion publique, ils se battent pour le conquérir dans le monde judiciaire.

Ces juges néoconservateurs qui prétendent interpréter la Constitution littéralement, selon ce que voulaient les « Pères » de la nation en 1787, sont une sorte de police d’assurance conservatrice pour le futur. Pour eux, les juges depuis les années 1950 ont interprété beaucoup trop largement le texte fondateur du pays, en le faisant « évoluer » jusqu’à le dénaturer.

Et le combat pour reformater le judiciaire est en marche.

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Jamais un président n’a nommé autant de juges en un seul mandat.

Mais au-delà de la quantité, c’est l’identité des juges qui se démarque. Sur les 196 juges confirmés, 75,5 % étaient des hommes. La magistrature fédérale américaine est pourtant encore très masculine : seulement 27,6 % de postes sont occupés par des femmes – comparativement à 44 % au Canada, où la majorité des personnes nommées depuis 2017 sont des femmes.

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Les juges de la Cour suprême à leur arrivée au Congrès pour assister au discours sur l’état de l’Union, en 2018

Des nominations Trump, 85 % étaient des Blancs (huit juges afro-américains, huit juges hispaniques). Non moins frappant : la réputation des candidats est en forte baisse.

L’Association du Barreau américain [ABA] a un comité judiciaire indépendant d’une quinzaine de membres qui évalue chaque candidat à la magistrature. Inutile de dire que ses observations n’ont plus aucune importance.

Mais jamais autant de candidats considérés comme « non qualifiés » n’avaient été nommés par un président.

Depuis 1989, 21 candidats choisis par des présidents (Clinton, Bush fils et Trump) ont été considérés comme « non qualifiés » par l’ABA, mais 14 ont tout de même été confirmés. Ce n’est jamais arrivé en deux mandats d’Obama. Trump, après même pas un mandat, a choisi neuf de ces candidats non désirables. Le Sénat a tout de même confirmé sept d’entre eux.

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Ces statistiques indiquent ce que remarquent diverses analyses : le candidat-juge typique sous Donald Trump a généralement un passé politique beaucoup plus marqué.

Dans une analyse de toutes les nominations aux cours d’appel par le président, le New York Times a identifié seulement 8 magistrats sur 51 sans lien avec la très conservatrice Federalist Society, un des groupes qui font la promotion d’une interprétation « originaliste » du texte constitutionnel.

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Procédure de confirmation d’Amul Thapar (à gauche) au poste de juge à la Cour d’appel devant le comité judiciaire du Sénat, en 2017. Nommé par Donald Trump, Amul Thapar est lié au groupe conservateur The Federalist Society.

« Je serai si férocement conservateur dans mes décisions que je serai inconfirmable pour toute autre nomination fédérale », avait déclaré l’un d’eux. Rien n’est moins certain maintenant.

Des 51 puissants juges d’appel choisis par ce président, seulement quatre n’ont eu aucune activité politique passée. Ils ont été largement des donateurs et des militants des causes anti-avortement ou contre le mariage gai, ou embauchés pour plaider au nom de groupes religieux ou conservateurs.

Il n’y a rien de nouveau à ce qu’un président choisisse des juges dont les tendances lui ressemblent. Mais on n’a pas vu dans l’époque moderne des candidats aussi idéologiquement marqués nommés en aussi grand nombre.

Ou pour le dire autrement : des candidats plus politiques que juridiques.

Les cours d’appel, même la très divisée Cour suprême, rendent surtout des décisions unanimes ou presque unanimes. Les juges demeurent des interprètes de la loi, quoi qu’on en dise.

Mais quand arrive un enjeu délicat socialement, les divisions sont plus marquées.

Et comme le tiers des nominations d’appel sous Trump ont remplacé des démocrates, l’équilibre a été renversé dans certaines cours d’appel majeures.

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Ce phénomène n’est pas vraiment pour nous surprendre. Pour Donald Trump, le judiciaire est une extension de l’exécutif. L’idée même d’indépendance du pouvoir judiciaire lui est étrangère. Si je te nomme, tu m’es fidèle.

De même, Trump s’est immiscé dans les enquêtes et les travaux du procureur général sans la moindre gêne. Il a commué la peine de ses amis, s’est arrangé pour aider d’anciens collaborateurs condamnés par la justice. Ce qui, en soi, est bien plus grave que tout ce qu’a fait Richard Nixon. Nixon a eu ses torts, mais il comprenait les limites du cadre constitutionnel et la séparation des pouvoirs.

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Le président Trump a récemment commué la peine de son ami et conseiller de longue date, Roger Stone. Ce dernier avait été condamné notamment pour avoir menti au Congrès dans le cadre de l’enquête sur l’ingérence russe lors de l’élection présidentielle de 2016.

La Cour suprême est maintenant dominée par des juges conservateurs, mais ses décisions sont encore difficiles à prévoir, comme en ont fait foi celles des dernières semaines de l’année judiciaire sur l’avortement et sur les droits des LGBT entre autres. Trump a déjà nommé deux juges sur neuf (Gorsuch et Kavanagh), les deux très conservateurs, dont un remplace l’ancien pivot centriste de la cour, le juge Anthony Kennedy. Inutile de dire que le énième cancer de la juge Ruth Bader Ginsburg, 87 ans, qui se range avec les progressistes, inquiète au plus haut point. Obama, même s’il disposait de plus de neuf mois à la fin de son deuxième mandat, n’avait pas réussi à faire confirmer son candidat pour remplacer le juge Anthony Scalia. Mais cette fois-ci, Trump profite d’une majorité au Sénat, même si le délai de remplacement serait court advenant un décès prochain de la juge Ginsburg.

Pour ses alliés conservateurs au Sénat et ailleurs en politique, c’est ce qui compte : on dira ce qu’on voudra sur ce président erratique, mais au moins, sur cet enjeu fondamental, Trump livre la marchandise. Comme ils ne pouvaient même pas l’espérer. Quatre autres années, et le système judiciaire américain ne sera plus le même pour 25 ans.

Proportion des Américains qui ont une opinion favorable de la Cour suprême des États-Unis

Américains de confession chrétienne : 69 % Sans affiliation religieuse : 51 %

Proportion des juges nommés par le président qui sont non-Blancs :

Donald Trump : 15 % Barack Obama : 36 % George Bush fils : 18 % Bill Clinton : 28 %

Source : Pew Research Center