Dépeints par Donald Trump comme les « ennemis du peuple », les journalistes ont la vie de plus en plus dure au sud de la frontière. La répression des manifestations liées à la mort de George Floyd est venue ajouter à leurs difficultés. À quelques mois de l’élection du prochain président des États-Unis, La Presse fait le point sur l’environnement hostile dans lequel doivent naviguer les médias américains.

Des journalistes discrédités et Pris pour cible

PHOTO CHANDAN KHANNA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une journaliste blessée après que des policiers eurent donné l’assaut contre des manifestants à Minneapolis à la suite de la mort de George Floyd, le 30 mai.

Armin Rosen ne s’attendait pas à subir un assaut en règle lorsqu’il s’est rendu à Brooklyn fin mai pour couvrir une manifestation contre le racisme et la violence policière.

Le journaliste américain se tenait en périphérie d’une foule de plusieurs centaines de personnes lorsque les « choses sont soudainement devenues très confuses », les agents chargeant la foule.

Une vive pluie s’est déclenchée au même moment, poussant l’homme de 32 ans à se mettre à l’écart pour ranger son carnet de notes à l’abri dans son sac à dos.

« J’ai senti un coup de bâton sur mon épaule droite et je me suis soudainement retrouvé plaqué au sol par quatre policiers », relate M. Rosen, qui travaille pour la revue en ligne new-yorkaise Target.

PHOTO FOURNIE PAR ARMIN ROSEN

Le journaliste Armin Rosen

« Ils m’ont dit : “Qu’est-ce qu’il y a dans ton putain de sac ?”, et je leur ai répondu que c’était des trucs de journaliste », souligne le New-Yorkais.

Après l’avoir fouillé, les agents l’ont sommé de partir en le traitant de « mauviette » sans lui avoir demandé de présenter une carte de presse.

« Ils ne semblaient pas vraiment intéressés par le fait que je sois journaliste… Je pense qu’ils s’imaginaient que je m’apprêtais à sortir Dieu sait quoi de mon sac », dit-il.

Des centaines d’incidents de cette nature ont été recensés lors des manifestations liées à la mort de George Floyd.

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Des policiers de Minneapolis ont arrêté, le 29 mai, un journaliste de CNN qui couvrait les manifestations même s’il s’était clairement identifié comme tel auprès d’eux.

Plusieurs journalistes à travers le pays ont affirmé en ligne qu’ils avaient été ciblés directement par des policiers.

Linda Tirado, une journaliste pigiste qui a perdu l’usage d’un œil lors d’une manifestation à Minneapolis à la fin de mai, a souligné il y a quelques semaines devant une commission du Congrès américain qu’un policier l’avait visée et blessée avec une balle de caoutchouc alors qu’elle prenait des photos.

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

La journaliste Linda Tirado a perdu l’usage d’un œil après avoir été atteinte par une balle de caoutchouc.

« Je crains que les États-Unis soient en train de devenir un endroit plus dangereux pour les journalistes », a témoigné la jeune femme.

Ses inquiétudes trouvent écho auprès du Comité pour la protection des journalistes, qui décrit les attaques contre des représentants des médias comme « un manque complet de respect pour leur rôle » public et une « tentative d’intimidation inacceptable ».

Le directeur adjoint de l’organisation, Robert Mahoney, relève que l’on assiste aux États-Unis à une « militarisation » croissante des forces de police qui favorise les dérapages envers les représentants des médias.

Le phénomène ne date pas d’hier, souligne M. Mahoney, qui plaide pour une révision complète de l’organisation des services de police afin de faire cesser ces attaques. « Le ton doit être donné tout en haut de la hiérarchie », dit-il.

PHOTO JONATHAN ERNST, ARCHIVES REUTERS

Le président Trump casse régulièrement du sucre sur
le dos de publications réputées comme le New York Times ou le Washington Post.

Les incidents lors des manifestations surviennent alors que le président américain Donald Trump et son entourage poursuivent leurs attaques verbales contre les journalistes en leur reprochant d’être des « ennemis du peuple » et des producteurs de « fausses nouvelles ».

Tom Rosenstiel, qui dirige l’American Press Institute, pense que la violence policière envers les représentants des médias est partiellement liée au climat délétère dans lequel ils doivent aujourd’hui évoluer.

Un policier peut facilement se sentir autorisé à agir agressivement si tout ce qu’il entend dans son entourage est que les journalistes sont des pourris.

Tom Rosenstiel, dirigeant de l’American Press Institute

En raison notamment de la cabale du président, nombre d’Américains sont aujourd’hui convaincus que les journalistes servent d’abord leurs propres intérêts et non l’intérêt public, déplore l’analyste.

Plusieurs médias ont alimenté cette perception au cours des dernières années en adoptant de plus en plus souvent un ton éditorial qui fait le jeu du président, juge M. Rosenstiel.

« Donald Trump tend un piège aux journalistes qu’il attaque. Ils se font prendre s’ils répondent de manière personnelle… Il est difficile de trouver le bon équilibre permettant de souligner les choses fausses qu’il avance » sans basculer dans les critiques excessives contestant, par exemple, sa santé mentale, relève M. Rosenstiel, qui est le coauteur d’un livre de référence sur la pratique journalistique.

PHOTO MIKE STEWART, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des manifestants ont pris d’assaut le siège du réseau CNN à Atlanta, le 29 mai dernier, lors d’une manifestation tenue dans la foulée de la mort de George Floyd.

Certains médias ont carrément construit leur auditoire sur une approche hautement idéologique, reflétant la polarisation politique de plus en plus marquée du pays, dit-il.

Robert Mahoney, du Comité pour la protection des journalistes, note que l’administration de Barack Obama avait aussi manifesté de l’agressivité envers le milieu journalistique, sans adopter pour autant les excès verbaux de Donald Trump.

De multiples procédures avaient notamment été lancées pour identifier les sources de journalistes au sein de l’appareil gouvernemental, dit-il.

Donald Trump a poursuivi dans la même voie sur ce plan, souligne M. Mahoney, mais n’a pas encore mis de l’avant de réformes majeures menaçantes pour les médias comme il avait promis de le faire, notamment pour faciliter les poursuites en diffamation.

« Il parle fort, mais il n’y a pas grand-chose qui suit », relève Armin Rosen, qui ne s’émeut pas outre mesure non plus de l’impact de la violence policière sur la pratique journalistique aux États-Unis.

« Nous avons les mécanismes qu’il faut pour dénoncer efficacement ce type de comportement. […] Les incidents des dernières semaines sont devenus un œil au beurre noir pour tous les départements de police du pays », assure-t-il.

« Aujourd’hui, les faits sauvent des vies »

PHOTO BRITTAINY NEWMAN, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le réseau Fox News a été critiqué dans les derniers mois pour avoir diffusé des informations inexactes à propos de la dangerosité de la COVID-19 au début de la crise, contribuant selon des observateurs à aggraver l’épidémie dans le pays.

La pandémie de COVID-19, qui frappe de plein fouet les États-Unis, peut-elle entraîner un électrochoc au sein de la société américaine susceptible de replacer les faits résolument au cœur des débats publics ?

Jennifer Kavanagh, une analyste de la RAND Corporation qui travaille depuis des années sur le phénomène « d’érosion de la vérité », dit espérer que ce sera le cas puisque la situation actuelle est « dangereuse », dit-elle.

Une fraction alarmante de la population tend à privilégier son ressenti et se montrer disposée à écarter les éléments d’information susceptibles de troubler sa conception du monde, relève Mme Kavanagh.

PHOTO EVAN VUCCI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Un membre du personnel de Donald Trump tente d’empêcher un journaliste de photographier un militant opposé au président qui s’était infiltré dans un rassemblement partisan, en avril 2018.

Nombre de politiciens, dit-elle, encouragent cette tendance, qui est alimentée par la perte de confiance dans les institutions traditionnelles, la démultiplication des voix sur les réseaux sociaux et la place croissante de l’opinion, compliquant la tâche des journalistes.

Des périodes similaires « d’érosion de la vérité » survenues par le passé ont été freinées par une catastrophe ou une crise sociale d’envergure ayant remis l’analyse rationnelle à l’honneur, note Mme Kavanagh.

Ce fut le cas notamment après la Grande Dépression, qui a mené au New Deal et à la création de nombreuses agences gouvernementales ayant permis de mieux structurer le processus décisionnel public.

La COVID-19, un tournant ?

La pandémie actuelle illustre que la négligence des faits a des conséquences potentiellement négatives, voire dramatiques, et pourrait favoriser une prise de conscience collective à ce sujet, relève la chercheuse.

Le fait que tous les Américains n’ont pas été frappés de la même manière par le nouveau coronavirus pourrait cependant limiter l’étendue de cette prise de conscience, dit-elle.

Tom Rosenstiel, de l’American Press Institute, relève dans la même veine que la pandémie permet, en temps réel, de constater l’importance d’une approche factuelle.

« Aujourd’hui, les faits sauvent des vies », souligne l’analyste, qui voit la crise actuelle comme un puissant révélateur permettant aux Américains de séparer qui dit vrai, tant parmi les médias que dans la classe politique.

PHOTO JACQUELYN MARTIN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le président Trump s’adressant à des journalistes
devant la Maison-Blanche, en mars 2019

Le fait que le président Donald Trump continue dans ce contexte à dépeindre comme une forme de « fausse nouvelle » tout reportage critiquant son bilan sanitaire fragilise sa position en prévision de l’élection présidentielle, relève M. Rosenstiel.

« Si elles avaient lieu aujourd’hui, ce serait un raz-de-marée » contre lui, conclut-il.

Une crise économique exacerbée

Les médias traditionnels aux États-Unis traversent depuis des années une crise économique attribuable à la montée en puissance des géants de la Silicon Valley comme Google et Facebook, qui aspirent une part importante des revenus publicitaires. La pandémie de COVID-19 a aggravé la baisse de revenus, entraînant une nouvelle ronde de fermetures et de mises à pied. Tom Rosenstiel, de l’American Press Institute, estime qu’elle va accélérer par ailleurs le passage à un modèle payant financé par les consommateurs, qui a permis notamment à de grands médias comme le New York Times de redevenir rentables. La preuve reste cependant à faire, dit-il, que la demande d’information est suffisamment forte pour que des médias métropolitains, axés sur une grande ville plutôt que sur le pays dans son ensemble, puissent utiliser la même approche. « Nous sommes à un moment charnière », relève M. Rosenstiel.

- 23 %

Baisse du nombre d’employés des salles de nouvelles américaines, tous secteurs médiatiques confondus, de 2008 à 2019

- 62 %

Chute des revenus publicitaires des journaux américains au cours des 10 dernières années