(Nahunta) L’hôtel Knox n’a pas beaucoup changé depuis son inauguration en 1927, à côté de la gare. Neuf chambres bien tenues. Des chaises le long du mur pour voir arriver les gens. Un salon de barbier.

Tout est fermé, mais j’aperçois une dame en train de se couper les cheveux. Blanche Riggins, 82 ans, m’ouvre la porte au milieu de quatre ou cinq petits chiens.

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Salon de barbier des Riggins, à Nahunta

Elle m’explique que son mari, le vrai barbier, est parti « aux coyotes » avec des vieux amis. « Il y a un gars de 94 ans, un vétéran de la Seconde Guerre mondiale.

— Ils chassent ?

— Non, non, ils ont une vingtaine de chiens de chasse, ils les lâchent, ils s’assoient au carrefour et ils attendent. Ils regardent s’ils rabattent des coyotes et ils les regardent courir. Mais ils ne leur font pas mal. Il n’y a pas d’alcool, juste des boissons gazeuses. Ils adorent ça ! », dit-elle, presque aussi étonnée que moi.

Son mari et elle ont acheté le vieil hôtel il y a 35 ans. Elle en rêvait depuis ses jours d’école, où elle passait chaque jour devant, fascinée par cet endroit.

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L’hôtel Knox, inauguré en 1927, à Nahunta

Faut dire qu’il ne se passe pas grand-chose à Nahunta, alors imaginez en 1944, quand l’électricité arrivait à peine. Il y avait une magie dans cette voie ferrée qui va d’Atlanta jusqu’aux anciens manoirs des Rockefeller et autres milliardaires sur la côte géorgienne. On parle encore des arrêts du duc de Windsor, ex-Édouard VIII jusqu’à ce qu’il abdique pour marier une Américaine divorcée.

M. Knox était le propriétaire. Ses sœurs, des institutrices, s’occupaient des chambres et de la cuisine. Ça sentait bon et on venait de partout pour y goûter.

Il y avait le goat man qui passait chaque année. Il s’installait sur un terrain vague avec sa charrette tirée par des chèvres, une barbe toujours plus longue et un record de jours sans prendre son bain.

Le pays avait « libéré l’Europe », il était de plus en plus prospère.

La vie était simple. La vie était belle. Le pays était great.

Mais aujourd’hui, « c’est la pire époque de toute ma vie, me dit-elle. Pour moi, ça ne fait rien, même si je me rends à 100 ans, je n’en ai plus pour longtemps, mais qui va réparer tout ce gâchis ? ».

Le gâchis, ce n’est pas la brutalité policière, ou les morts insensées de « ces hommes noirs », qu’elle déplore vivement. C’est le chaos du monde. L’impression que les villes sont pillées. Que les casseurs échappent à la justice. Et que le petit monde payeur de taxes va ramasser la facture.

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Les sondages disent que Donald Trump perd des plumes. Pas partout. Pour la plupart de ceux qui ont voté pour lui, ce qui menace la démocratie, ce n’est pas l’idée d’envoyer l’armée dans les rues. C’est le désordre.

Il « parle à sa base », disent les analystes. Et peut-être on imagine un enragé conspirationniste avec une mitraillette en bandoulière.

Sa base, c’est aussi des gens charmants comme Mme Riggins.

« Pour qui vous avez voté en 2016 ?

— Quand on est en affaires, on ne donne pas ses opinions politiques ! OK, je vais vous le dire. J’ai voté pour Trump parce que lui, au moins, il dit les choses. C’est rendu qu’on ne peut plus dire le mot “Noir” sans s’excuser. Peut-être qu’il exagère des fois, mais il parle sans filtre. »

J’ai oublié de dire que nous sommes dans Brantley County, dans les terres du sud-est de la Géorgie, le comté de tout l’État qui a voté dans la plus forte proportion pour Trump – 88 %.

Je lui parle de brutalité policière, d’injustices, de racisme.

« On n’a aucun problème ici. Notre maire est noir [la population noire est ici de 17 %]. On s’aime et on s’entraide tous. Faites le tour de la ville. Trouvez un Noir qui parle en mal de moi, et je vais vous donner 1000 $. J’ai fait du bénévolat en prison et je connais des gars qui se battraient pour moi. »

À l’époque, elle était huissière à la cour du comté. Et pendant 35 ans, chaque mardi, elle allait parler avec les prisonniers.

« Je me souviens un jour, il y avait 20 gars, Blancs, Noirs, dont cinq meurtriers condamnés ou ayant confessé. On a chanté Amazing Grace ensemble, les gars pleuraient. On a tous le même sang dans les veines, même ceux qui ont tué toute leur famille. Souvent, ils se sont fait mentir toute leur vie. Moi, je leur parlais franc. Et je leur disais je t’aime. Je disais aussi : si tu peux pas faire le temps, fais pas le crime. »

Souvent, nuance-t-elle, ils étaient en prison parce qu’ils n’avaient pas l’argent pour payer leur caution en attendant leur procès, même pour une infraction mineure.

« Mais j’ai appris que, dans la vie, tu auras la justice que tu peux te payer. »

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La « base » de Trump, ce n’est pas tant le furieux militant.

C’est Daniel Smith, un avocat retraité que je rencontre dans son bureau, où les boîtes sont empilées et où il a encore quelques vieilles causes à terminer. Il a été avocat de la défense, il a défendu des meurtriers, il a grillé des policiers toute sa vie au palais de justice du comté.

Il est choqué par l’assassinat de George Floyd. Il connaît un des procureurs impliqués dans le dossier Ahmaud Arbery, ce jeune Noir non armé tué par un père et son fils dans le comté voisin, pendant qu’un troisième filmait, sous prétexte d’une « arrestation citoyenne ».

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Ahmaud Arbery

Il a voté Trump, il votera encore Trump, parce qu’il a « fait une assez bonne job ». Bien sûr, « il se vante de choses que d’autres ont faites et il se met dans le trouble avec ses déclarations ». Et alors ? Personne n’est parfait…

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À quelques kilomètres de là sur la route 82, chez Scott’s BBQ and Grill, Mike Scott m’explique qu’il faut un mélange de trois sortes de bois pour faire un bon BBQ, du chêne, du noyer et du cerisier, qui donne ce goût sucré et la teinte rosée – mais pas trop. Ses viandes cuisent 6, 10, 16 heures tout doucement, ça dépend des morceaux.

Sa fille a travaillé dans une ferme avec Ahmaud Arbery, un garçon si gentil. Parfois il venait la reconduire. Il est bouleversé par cette affaire qui a toutes les allures d’un lynchage moderne. Par la mort de George Floyd aussi. Il ne ressemble pas du tout au client qui est passé avant moi, un pistolet bien en vue à la ceinture. Scott est un type qui ne parle pas fort et qui a l’air tendre comme ses ribs.

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Mike Scott

Il n’est pas tellement politique. Il trouve aussi que Trump exagère. Il n’a pas l’air de le trouver génial et il sourit en parlant de son style. Mais il votera probablement pour lui. Parce que c’est un type « direct » qui sait ce que c’est, faire des affaires.

Tout ça pour dire que « ce qui se passe en ce moment aux États-Unis » ne fera pas basculer beaucoup d’électeurs ici. Les raisons qu’ils avaient de voter pour lui en 2016 n’ont pas changé – taxes, sécurité, conservatisme, religion, économie, immigration…

Et puis, « ce qui se passe », vu de Nahunta, ça ressemble surtout au désordre d’un monde devenu fou.