(Orangeburg) La mort de George Floyd a fait ressurgir comme en écho une nuit de février 1968 pour Thomas Kennerly.

Il est un des 27 étudiants blessés par la police sur le campus de l’Université Claflin.

Trois sont morts ce jour-là. Dont un de ses coéquipiers de l’équipe de football, Samuel Hammond, dans ses bras. « Un gars qui avait tous les talents, étudiant brillant, un musicien et un joueur qui aurait fait la NFL. Il nous demandait : est-ce que je vais mourir ? On lui disait non, non… »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

L’Université Claflin, théâtre du massacre d’Orangeburg, en février 1968

Ils ont appelé ça « le massacre d’Orangeburg ». Et si l’on parle encore beaucoup du jour où quatre étudiants ont été tués par la Garde nationale en 1970 pendant une manifestation contre la guerre du Viêtnam sur le campus de Kent State (encore mardi à la radio NPR), la tuerie d’Orangeburg est à peu près tombée dans l’oubli.

Ce n’était pas une nouvelle aussi importante, j’imagine, juste des jeunes Noirs…

Thomas Kennerly

Ce soir-là, me dit Thomas Kennerly au téléphone, il était dans une classe, à l’Université d’État de la Caroline du Sud (SCSU), dont le campus jouxte celui de Claflin. Il y avait un gros feu de camp, « 8, 10 mètres de haut ». Les étudiants se servaient d’une maison abandonnée pour se fournir en bois.

Tout avait commencé, ou peut-être tout avait culminé, quand le propriétaire du bowling avait refusé l’accès aux Noirs. La ségrégation était pourtant abolie par une loi fédérale depuis 1964. Mais il y avait de la résistance. Des entrepreneurs noirs se plaignaient aussi de ne jamais être retenus pour les travaux publics.

Ce soir-là, donc, les étudiants protestaient. Les pompiers sont arrivés. Puis les policiers de la « State Patrol ». Selon la version de la police, un agent a reçu une rampe en plein visage et a été assommé. Et c’est là que les policiers se sont mis à tirer.

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« J’ai reçu trois balles : au pied, à la hanche et à l’épaule, mais je ne m’en suis rendu compte qu’après, on essayait d’aider ceux qui étaient plus blessés », dit Thomas Kennerly, maintenant âgé de 73 ans.

Delano Middleton, un élève du secondaire venu chercher sa mère, a reçu sept projectiles. L’autre mort s’appelait Henry Smith.

« Pourquoi ont-ils fait ça ? Pourquoi ? Je me suis longtemps demandé, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7… Personne n’avait d’arme. On était là pour s’éduquer. Ces jeunes policiers, ils avaient internalisé leur supériorité. Il fallait qu’ils nous dominent. Qu’ils mettent leur genou sur notre cou, pour faire un lien avec le meurtre de George Floyd. »

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Yvette McDaniel

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Dans ses cours de musique ou de lettres et sciences humaines (humanities) à l’Université Claflin, la prof Yvette McDaniel rappelait à ses étudiants que son arrière-grand-père, né esclave, était diplômé de cette même université.

« Il avait 6 ans quand l’esclavage a été aboli, en 1865, me dit-elle, attablée dans le restaurant mexican de la ville. J’ai 61 ans. Ce n’est pas si loin, je dis aux étudiants : pensez au père de votre grand-père. »

Ces familles à peine sorties de l’esclavage étaient des premiers conseils de ces universités. Il était clair pour son aïeul que la liberté passait par l’éducation, et sa famille a participé à la fondation, en 1869.

Elle est de la quatrième génération de diplômés de ce qui est la première université « historiquement noire » de Caroline du Sud. C’est tout un réseau collégial mis sur pied pour donner accès à l’éducation supérieure aux Noirs américains.

Claflin est privée, et les droits de scolarité frisent les 20 000 $, bien que plusieurs programmes de bourses soient offerts. De Claflin est née SCSU, université d’État, moins chère.

Les « universités historiquement noires » sont ouvertes à tous, mais demeurent un pilier de la culture afro-américaine, avec un accent particulier sur l’engagement communautaire. Barack Obama a fait le discours à tous les diplômés des « HBCU », le mois dernier.

« C’est encore pertinent, et plus que jamais, pour transmettre la force de la culture, une identité ; Martin Luther King est venu rencontrer des gens ici. Et il ne cherchait pas une justice pour les Afro-Américains, mais une justice pour tous », dit Yvette McDaniel.

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Après les événements de 1968, Thomas Kennerly a terminé sa maîtrise. Juste le temps d’être retranché de l’équipe aux essais des Bengals de Cincinnati. Faire partie de la NFL lui aurait donné un sauf-conduit. Il a été enrôlé de force pour le Viêtnam.

« Je me battais pour un pays qui avait tenté de me tuer parce que j’étais sur mon campus ne faisant rien d’illégal. J’ai longtemps été très amer. En colère. »

Après six mois, on le ramène au pays pour témoigner au procès des policiers.

« On savait qu’ils allaient plaider la légitime défense. Les seuls qui n’étaient pas Blancs dans la salle, au palais de justice de Charleston, c’étaient les étudiants. Le juge, le jury, les procureurs : tous Blancs. On savait déjà qu’en Caroline du Sud, il ne pouvait pas y avoir de justice. »

Les policiers ont été acquittés. Kennerly est retourné patrouiller trois mois en mer de Chine dans une guerre absurde, encore plus révolté.

À son retour, on l’a embauché comme entraîneur de football de la nouvelle école secondaire qui fusionnait celle des Noirs et celle des Blancs.

« La déségrégation des écoles, tout le monde y était réfractaire, les Blancs comme les Noirs. Il fallait assurer une transition en douceur. Ça n’a pas été évident, mais à la fin, on était un groupe uni, on était capables de vivre avec nos différences. »

La deuxième année, l’équipe a gagné le championnat de l’État.

« Même si le monde m’avait mal traité, il fallait que je trouve une voie de réconciliation. Je ne pouvais pas tirer sur tout le monde, je devais trouver une façon d’aider les jeunes. »

« C’est une grande affaire dans notre famille, obtenir son diplôme, vous savez. Mon père était concierge et ma mère, infirmière, et leurs trois enfants sont allés à l’université. Moi, j’ai été chanceux, j’ai eu une bourse grâce au football. Mais mon frère, Dieu ait son âme, avait des notes couci-couça. Mon père a dû payer et il lui a fait comprendre qu’il était mieux de ne pas déconner. Il s’est mis à être un étudiant excellent. Sans les HBCU, plein de gens n’auraient jamais eu cette chance. Un nombre incroyable de généraux de l’armée américaine sont diplômés d’Orangeburg. »

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Xavier Black et Robert Hutto III faisaient une marche dans les jardins de la ville. Le premier est diplômé de Claflin et enseigne les sciences au high school local. Le second étudie la bio à SCSU et veut devenir dermatologue, en plus de jouer du trombone à coulisses dans la fanfare de l’université. « Ça fait partie de la culture des universités, et les universités historiquement noires ont développé leur propre style, je dirais plus énergique. »

« Je n’ai jamais eu de problèmes avec la police, dit Robert, mais on sent les effets du suprémacisme blanc, surtout dans un État du Sud comme ici. Pour moi qui viens du Maryland, c’est frappant. »

« Moi non plus, je n’ai jamais eu de problème, mentionne Xavier, mais la ségrégation, c’est une histoire récente. On sait où les gens du KKK se rencontraient dans le temps, on interagit avec les petits-fils de ceux qui lynchaient. C’est présent, même si ce n’est pas affiché. C’est dans le système. Des institutions comme Claflin sont des points d’ancrage. »

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« Make America Great Again, qu’est-ce que ça veut dire ? demande Yvette McDaniel. Ce n’était pas “great” en 1968, ce n’était pas “great” quand il y avait des toilettes pour Blancs seulement. C’est ça que j’entends, moi, dans ce slogan : revenir à un passé taché de sang. Le retour en arrière. Le pouvoir ne cède rien. L’oppression, c’est réel. En 1987, on m’a dit que j’étais trop foncée pour un rôle à l’opéra. Alors, la bataille continue. Pour moi, c’est d’utiliser les arts pour développer la fierté des communautés. La poésie. Le tissage. La danse. La musique. La cuisine, aussi. »

« Oui, j’ai bien réussi, et on m’a dit toute ma vie combien j’étais une exception. Je ne veux plus qu’on nous appelle des exceptions quand on a du succès. »