(New York) Tiffany Khan s’est toujours fait un devoir de payer son loyer la veille du nouveau mois. Or, pour la première fois de sa vie, cette native de Brooklyn, aujourd’hui domiciliée à Harlem, n’a pas versé son dû à son propriétaire. En ce 1er mai, elle participe donc à l’une des plus grandes grèves des loyers de l’histoire de New York.

« Je paie un loyer de 2400 $ par mois pour un petit appartement », raconte au téléphone Tiffany Khan, qui a perdu son emploi le 19 mars dernier dans un centre de préparation aux examens scolaires. « Comme la plupart des New-Yorkais, je consacre à mon loyer un pourcentage de mon revenu plus élevé qu’ailleurs. Et maintenant, avec la COVID-19, mon monde craque de toutes parts. Jamais je n’aurais pensé que je pourrais un jour participer à une grève des loyers. »

Cea Weaver, coordonnatrice de la coalition Housing Justice for All, estime à au moins 57 le nombre d’immeubles où des locataires feront la grève des loyers à New York à compter de ce vendredi, et à plus de 12 000 le nombre de New-Yorkais qui se sont engagés à y participer.

Un nombre qui n’inclut pas tous les nouveaux chômeurs new-yorkais qui, sans même être au courant de l’appel à la grève, ne pourront payer leur loyer en mai, par manque d’argent. En avril dernier, l’industrie immobilière craignait que 40 % des 5,4 millions de locataires de New York ne paient pas leur loyer. Ce mois-ci, ce pourcentage devrait augmenter, et pas seulement dans l’épicentre de la pandémie de coronavirus. Des grèves de loyers sont également prévues dans d’autres villes américaines.

L’annulation des loyers

« Il n’y a pas de recours pour ces gens-là », déplore Cea Weaver au cours d’une conversation téléphonique. « En appelant à une grève des loyers, nous rehaussons l’importance de cette question afin de demander au gouverneur de prendre des mesures urgentes. »

Le gouverneur de l’État de New York, Andrew Cuomo, a déjà annoncé à la mi-mars un moratoire de trois mois sur les expulsions de locataires résidentiels et commerciaux. Les groupes de défense de locataires lui demandent aujourd’hui d’aller plus loin en suspendant le droit des propriétaires de percevoir les loyers impayés depuis la mi-mars, et ce, jusqu’à nouvel ordre. Ils prônent en outre le report des hypothèques que doivent verser les propriétaires.

PHOTO MIKE SEGAR, REUTERS

Andrew Cuomo, gouverneur de l’État de New York

Mais M. Cuomo estime que le moratoire sur les expulsions de locataires a réglé « la question des loyers ». De son côté, le maire de New York, Bill de Blasio, considère que la grève des loyers est une fort mauvaise idée. Opinion que partagent pleinement les représentants des propriétaires.

Nous traversons une situation chaotique et la dernière chose dont nous avons besoin est plus de chaos, ce qui arrivera avec une grève massive.

Jay Martin, directeur du Community Housing Improvement Program

Les grévistes comptent au moins sur l’appui de la représentante démocrate de New York Alexandria Ocasio-Cortez, qui a participé à une assemblée virtuelle sur ce sujet lundi soir.

« Les gens ne font pas la grève parce qu’ils ne veulent pas payer leur loyer, a-t-elle dit. Les gens font la grève parce qu’ils ne peuvent pas payer. Vous ne pouvez pas forcer quelqu’un à faire quelque chose qu’il ne peut pas faire. Il n’y a pas d’argent à la banque. Les gens ont besoin de nourrir leurs enfants. Ils ne peuvent pas être expulsés. »

À un pas de la rue

Dans ce contexte, Ivan Contreras s’estime chanceux. L’organisateur communautaire du quartier Woodside, dans l’arrondissement de Queens, est toujours en bonne santé et reçoit encore un chèque de paie. Ce qui ne l’empêchera pas de faire la grève des loyers.

« Je le ferai par solidarité », dit-il lors d’une interview via Zoom, expliquant qu’il mettra l’argent de son loyer de côté jusqu’à la fin de la grève. « Je me trouve dans l’épicentre de l’épicentre de la pandémie. La communauté hispanique de Queens est l’une des plus touchées par la COVID-19. Nous avons non seulement l’un des taux de mortalité les plus élevés, mais également l’un des taux de chômage les plus élevés. Les gens m’appellent et me demandent : “Ivan, qu’allons-nous faire ? Nous n’avons pas d’argent pour payer le loyer.” »

Face à ce problème, un moratoire de trois mois sur les expulsions de locataires est loin de suffire, selon l’organisateur communautaire.

En juin, les gens n’auront pas les 7000 $ ou 8000 $ qu’ils devront à leurs propriétaires. Ils sont aujourd’hui à un pas d’être dans la rue. Et c’est là qu’ils se retrouveront si les loyers ne sont pas annulés.

Ivan Contreras, organisateur communautaire

Ivan Contreras prêtera son modeste concours pour que la grève atteigne son objectif. En attendant, Susanna Blankley, coordonnatrice de la coalition Right to Counsel NYC, revendique déjà un triomphe.

« Ce sera la plus grande grève des loyers à New York depuis 1930 », dit-elle en faisant référence à une mobilisation fructueuse de milliers de locataires de Harlem et du Bronx contre des propriétaires véreux et négligents. « Le 1er mai n’est que le début. Nous nous attendons à ce que beaucoup d’autres New-Yorkais se joignent à nous le mois prochain. »