(New York) Le téléphone ne cesse de sonner dans le bureau de Joseph Neufeld, entrepreneur de pompes funèbres dans le quartier Elmhurst de l’arrondissement de Queens, qualifié d’« épicentre de l’épicentre » de la pandémie de coronavirus.

« Ça n’arrête pas du matin au soir », dit le septuagénaire, en bras de chemise, entre deux appels. « Nous sommes débordés. Cet après-midi, nous avons deux corps à récupérer dans des domiciles privés, un autre dans une résidence pour personnes âgées et d’autres dans des hôpitaux ou chez le coroner. Ceux-là, nous irons les chercher à la dernière minute, car les hôpitaux et le coroner ont des capacités de réfrigération. »

Le bilan quotidien des morts liées à la COVID-19 est une façon concrète de mesurer les ravages de l’épidémie à New York. Vendredi, il s’élevait à 5065 morts dans la ville et à 7844 dans tout l’État.

Mais les New-Yorkais ne peuvent partager les drames humains qui accompagnent chacune de ces morts. Contrairement à celles du 11-Septembre, dernière hécatombe locale, celles de la COVID-19 ne donnent pas lieu à des funérailles auxquelles le public peut assister ou dont il peut lire le compte rendu dans les journaux.

Il en va autrement pour les entrepreneurs de pompes funèbres. Ceux-là ne peuvent échapper à ces tragédies qui ne se comparent à aucune de celles dont ils ont été témoins.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Joseph Neufeld, entrepreneur de pompes funèbres

C’est très, très difficile pour les gens, car nous ne pouvons nous conformer à aucun rite religieux.

Joseph Neufeld, entrepreneur de pompes funèbres 

 « Les églises, les temples, les mosquées et les synagogues sont fermés, à quelques exceptions près. Les gens comprennent la situation. Mais c’est très, très difficile pour eux. C’est triste qu’ils aient à vivre ça », dit Joseph Neufeld, dont le salon funéraire sert la population la plus cosmopolite de New York.

30 corps au sous-sol

Les proches des victimes de la COVID-19 doivent aussi se passer de plusieurs services offerts par les entrepreneurs de pompes funèbres, dont les embaumements et les visites aux salons funéraires.

« Jusqu’à la mi-mars, nous fonctionnions de façon normale, raconte Joseph Neufeld. Nos premières funérailles liées au virus remontent à ce moment-là. Puis le nombre a rapidement augmenté, jusqu’à ce que nous recevions 40, 50 puis 60 appels par jour de gens qui voulaient que nous nous occupions de leurs défunts. En temps normal, nous faisons sept ou huit funérailles par semaine, parfois cinq. »

« Il n’était plus question de visites, ajoute le natif de Queens. Nous ne pouvons plus recevoir des gens ici. C’est trop dangereux. D’autant que nous avons 30 corps qui attendent au sous-sol ou dans la chapelle derrière.

— Combien ?

— Trente.

— Mais d’où viennent-ils ?

— Ce sont des gens qui sont décédés à la maison ou dans des résidences pour personnes âgées. Le coroner n’en veut pas et les hôpitaux, encore moins. Ils n’entrent même pas dans les bilans officiels. C’est un gros problème. Nous récupérons les corps et nous les traitons d’une façon digne et respectueuse. Et nous les gardons jusqu’à ce que nous ayons la chance de les enterrer ou de les incinérer. »

Le hic, c’est qu’il y a ces jours-ci une pléthore d’entrepreneurs de pompes funèbres à New York qui ont également de nombreux corps à enterrer ou à incinérer en même temps.

« La destination finale des corps est le problème le plus difficile auquel nous faisons face actuellement, explique Joseph Neufeld. Il faut attendre deux semaines avant de pouvoir procéder à l’incinération d’un corps. Même chose pour les enterrements. Quand je dis ça aux clients potentiels, certains disent qu’ils iront voir ailleurs. Mais c’est partout la même chose. »

« C’est une honte »

Cet embouteillage funéraire force ces jours-ci la Ville de New York à envisager un scénario macabre : l’inhumation « temporaire » de victimes de la pandémie dans un parc municipal.

L’hécatombe pourrait également mener à l’enterrement permanent de victimes de la COVID-19 dans une des fosses communes de Hart Island, île située au large du Bronx, où sont normalement inhumées les personnes n’ayant pas de famille ou de proches identifiés après le décès.

Une vidéo captée par drone a montré jeudi l’inhumation d’une vingtaine de cercueils dans une fosse commune de l’île. Le lendemain, le maire de New York Bill de Blasio a reconnu de façon implicite que des victimes de la COVID-19 se trouvaient dans ces cercueils.

Quoi qu’il en soit, Joseph Neufeld s’indigne qu’on envisage des enterrements temporaires.

C’est une honte. À mes yeux, ce qui se passe est le signe d’une grande désorganisation. Les responsables devraient mobiliser un plus grand nombre de camions frigorifiques avant de penser à enterrer des corps de façon temporaire.

Joseph Neufeld, entrepreneur de pompes funèbres  

« C’est ce qui avait été fait après le 11-Septembre. Il y avait 20 camions frigorifiques à l’extérieur du bureau du coroner, à Manhattan. Ils auraient dû faire la même chose dès le début de la pandémie. Ils réagissent de façon très lente et très désorganisée. Pensez-y : nous sommes à six pâtés de maisons du Centre hospitalier d’Elmhurst, mais nous devons nous rendre à Randall’s Island pour récupérer les corps de ceux qui y meurent. C’est insensé », continue-t-il.

— Mais vous, M. Neufeld, comment vous portez-vous ? »

L’entrepreneur de pompes funèbres, qui a hérité de son père la maison funéraire dont il s’occupe avec son fils et une petite équipe, jongle avec la question pendant quelques secondes.

« Je suis épuisé, finit-il par répondre. Je ne suis plus un jeunot. Je suis arrivé au bureau à 7 h ce matin et je serai ici jusqu’à 11 h ce soir. »