(NEW YORK) Marc, ancien agent immobilier de la région de Québec, s’apprêtait à boucler ses valises en prévision d’un deuxième hiver dans sa résidence secondaire, située dans une île des Caraïbes, quand son téléphone cellulaire s’est mis à sonner.

Au bout du fil virtuel, un Montréalais de sa connaissance l’a surpris en lui proposant de renouer avec une activité à laquelle il pensait avoir tourné le dos pour de bon en décembre 2001, après 15 ans.

« Il m’a dit : “La compagnie Evergreen a de la misère à recruter des Québécois pour venir vendre des arbres de Noël à New York. Ils vont ouvrir seulement 50 % de leurs kiosques. Ils ont besoin de monde, ça va être une bonne année. Pourquoi tu viens pas ?’’ Je lui ai répondu : “Voyons donc, j’ai 65 ans, je suis à la retraite, je n’ai pas besoin d’argent. Je devrais être en train de me prélasser sur ma propriété des Caraïbes au lieu de passer 16 heures par jour à vendre des arbres de Noël.’’ À la fin, je lui ai quand même dit : “Je vais y penser.’’ »

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Marc, ancien agent immobilier de la région de Québec, vend des arbres de Noël depuis la fin de novembre à New York.

La tuque vissée sur la tête, un anorak sur le dos et un masque sur la moitié du visage, Marc n’avait pas besoin d’ajouter un mot pour faire connaître le fruit de sa réflexion. À l’intersection de la 3e Avenue et de la 32e Rue, à Manhattan, ce résidant de l’île d’Orléans vend des arbres de Noël depuis la fin de novembre, tentant de perpétuer une tradition à laquelle l’épidémie de coronavirus a failli mettre fin.

Aussi typiques que les Rockettes

Chaque année depuis plus de trois décennies, des Québécois, jeunes pour la plupart, arrivent à New York après la fête de Thanksgiving, stationnent leur camionnette ou leur caravane près du kiosque qui leur a été assigné d’avance et vendent les arbres de Noël que leur fournit un mystérieux New-Yorkais appelé Kevin Hammer, dit le « Mythe ».

Leur présence à New York est devenue aussi typique de la période qui précède Noël que les vitrines des grands magasins de la 5e Avenue ou que le spectacle des Rockettes au Radio City Music Hall.

Or, ne pouvant passer la frontière à bord du véhicule dans lequel ils dorment pour économiser de l’argent, de nombreux Québécois ont fait l’impasse sur New York cette année, y compris les Madelinots qui vendaient des arbres de Noël à l’intersection de la 3e Avenue et de la 32e Rue depuis 22 ans.

« Moi, j’ai loué un appartement qui me coûte 3000 $ pour un mois », a raconté Marc, leur remplaçant, qui a en outre déboursé 400 $ pour un billet d’avion. « Ensuite, il a fallu que j’aie en main un test de dépistage me déclarant négatif à la COVID-19 48 heures avant mon arrivée à New York et que j’en passe un autre quatre jours plus tard avant de pouvoir sortir et travailler. »

Malgré les frais et les tests, Marc a réussi à convaincre un ami québécois, qui avait également déjà vendu des arbres de Noël à New York, de l’accompagner et de gérer un kiosque dans un autre quartier de Manhattan.

On s’est dit : pourquoi pas faire une folie, une dernière tournée à New York ?

Marc

Doigts de poulet et cognac

Même s’il préfère taire son nom de famille, Marc est plus loquace que la plupart des autres Québécois ayant bravé la COVID-19 pour vendre des arbres de Noël à New York.

« J’aimerais bien vous parler, mais mon côté rationnel me dit de me taire », a déclaré l’un d’eux, dont le kiosque se trouve dans Greenwich Village, où il vit sa première expérience new-yorkaise en tant que vendeur d’arbres de Noël.

Il faut dire que Kevin Hammer, le président d’Evergreen East, n’aime pas que ses employés parlent aux médias. En 2006, l’un d’eux, originaire du Québec, a expliqué à un journaliste du New York Sun, quotidien défunt, le fonctionnement de l’entreprise du « Mythe ». Les vendeurs, a-t-il raconté, répondent à des superviseurs, qui leur fournissent arbres et outils, et doivent remettre à la fin de chaque journée leurs recettes quotidiennes, en argent liquide, à un collecteur.

« Je ne pense pas que les superviseurs sont ceux qui nous observent de loin, mais on a l’impression qu’il y a toujours quelqu’un qui nous surveille », a dit ce Québécois sous le couvert de l’anonymat en dégustant « des doigts de poulet et un cognac dans un bar situé près du kiosque de Manhattan où il vend des arbres », pour reprendre la description du Sun.

Règle générale, les vendeurs d’arbres de Noël sont payés le soir du 24 décembre. Certains d’entre eux peuvent toucher plus de 10 000 $. Or, cette année-là, le Québécois et sa partenaire n’auraient pas reçu l’argent qui leur était dû. Leur superviseur aurait envoyé au plus placoteux des deux cette explication, par texto : « Apparemment, tu voles et parles trop. Les doigts de poulet et le cognac ne sont pas une bonne combinaison. »

Kevin Hammer a nié les allégations des Québécois après qu’ils ont déposé une plainte à la Ville de New York. Mais l’histoire n’a fait qu’accroître le « mythe » de cet homme qui tient lui-même les médias à distance.

Le « Guy Lafleur » des sapins

Les Québécois doivent à Fiorello La Guardia le droit de vendre des arbres de Noël à New York. En 1938, cet ancien maire de New York a promulgué une loi interdisant à tout marchand de vendre ses produits sur le trottoir sans permis. Quand la population a réalisé que la loi s’appliquait aux vendeurs d’arbres de Noël, un tollé public a mené à l’adoption d’une nouvelle loi créant une exception « pour les conifères ». Seule condition : les vendeurs de sapins doivent obtenir la permission des commerces faisant face à leurs kiosques.

Il suffit de passer un moment avec les vendeurs québécois pour réaliser que certains d’entre eux font partie du tissu du quartier où ils se trouvent. « Salut Guy Lafleur ! », a lancé un passant en s’adressant à l’un d’eux, qui vend des arbres de Noël au même endroit depuis plusieurs années.

« Guy Lafleur ?, a fait le journaliste témoin de la scène.

– Son fils travaille avec Gary Bettman à la préparation du calendrier de la Ligue nationale de hockey. Depuis qu’il sait que je viens du Québec, il m’appelle toujours Guy Lafleur », a expliqué le vendeur. Peu après, un ancien client s’est arrêté devant son kiosque. « Tu m’as vendu il y a deux ans le plus bel arbre de Noël que j’ai jamais acheté, a-t-il dit. En as-tu un autre pareil ? »

À l’intersection de la 3e Avenue et de la 32e Rue, Marc ne regrette pas le coup de tête qui l’a incité à repousser de quelques semaines son séjour hivernal dans les Caraïbes. « Les gens sont super sympathiques, raconte-t-il. Ils nous disent : “On est contents que vous soyez là, ça sent tellement bon.’’ Il y a plusieurs personnes qui ont quitté Manhattan à cause de la COVID-19. Ceux qui restent ont besoin d’ambiance. Ils ont besoin de sentir quelque chose. Si bien que les ventes sont extraordinaires. » De quoi faire rêver les Madelinots et autres Québécois qui sont restés à la maison.